Pour trouver le scoop, suivez l'avion

Justine Brabant - - Investigations - Numérique & datas - 18 commentaires

Comment le "planespotting" est devenu un outil privilégié des journalistes d'investigation

Longtemps cantonnés aux passionnés d'aviation, les sites et applications de suivi des vols en temps réel sont devenus un outil de choix pour les journalistes. Preuve de leur potentiel : le Réseau international de journalisme d'investigation (GIJN) vient de publier un manuel pratique sur leur utilisation.

Tiens, le patron de la chaîne de prêt-à-porter Mango a l'air de passer du bon temps à Ibiza. Ah, le fondateur d'Amazon Jeff Bezos est rentré hier (le 5 juin) de son séjour à Hawaii. Mais au fait, qu'est venu faire l'acteur Jim Carrey (ou en tout cas, son jet) à Paris ? Ce type d'informations, glanées par ASI lors d'une après-midi de procrastination d'enquête, sont aujourd'hui à la portée de n'importe quel internaute armé de patience et un peu fouineur. 

L'outil miracle qui permet de les débusquer ? Les sites spécialisés dans le suivi de vols, qui ont fleuri depuis la fin des années 2000. Plusieurs évolutions technologiques les ont rendus plus complets et plus faciles à manier que jamais. Mis entre les mains de reporters enquêtant sur des sujets précis, ces sites et les données qu'ils compilent peuvent devenir un outil d'enquête décisif. Par le passé, ils ont permis de révéler l'existence d'un voyage secret de Donald Trump en Irak, ils ont aidé à démontrer comment la Russie envoyait des sous-traitants militaires privés en Syrie via des vols clandestins et ils ont contribué à l'ouverture d'une enquête de la justice suisse sur le patrimoine du vice-président équato-guinéen Teodorin Obiang Nguema.

Le Réseau international de journalisme d'investigation (GIJN), qui regroupe des journalistes et médias de 76 pays, ne s'y est pas trompé : il a publié, le 3 juin dernier, un manuel pratique portant spécifiquement sur cette question - "Planespotting : un guide du suivi d'aéronefs à travers le monde" (en anglais). Mais avant de détailler comment ces sites peuvent être utilisés pour une enquête journalistique, prenons quelques minutes pour comprendre le b.a.-ba de leur fonctionnement.

Comment ça marche ? démo avec Winfrey et ryanair

Exercice pratique : prenons des nouvelles de l'une des femmes de télé les plus puissantes et les plus riches du monde, Oprah Winfrey. Elle ne fait pas mystère de posséder un jet - petit luxe qui lui permet d'éviter d'être embêtée dans les salles d'attente d'aéroport par des fans qui lui reprochent de "ne pas être comme à la télé", raconte-t-elle.

Première étape : retrouver le numéro d'immatriculation de son avion. Rendez-vous pour cela sur un site qui ne paie pas de mine mais qui regorge d'informations spécialisées : private-jet-fan.com, petit who's who des propriétaires d'aéronefs (et de yachts) les plus célèbres. Entre quelques oligarques russes, une poignée de milliardaires de la Silicon Valley et une bonne partie de la famille royale saoudienne, banco : voilà la célèbre productrice et l'immatriculation de son jet, N540W.

La personne qui tient "Private jet fan" préfère rester anonyme, précise le GIJN dans son manuel de la filature d'avions. Mais ce sont généralement des fans d'aviation ou des pilotes qui recoupent leurs infos grâce à des paparazzis des aéroports - ces passionnés qui passent des heures sur les tarmacs en attendant de photographier un modèle rare ou l'avion d'une célébrité. Pour ces Jean-Claude Elfassi des aéronefs, trouver une immatriculation n'est pas difficile : le numéro doit être peint sur le fuselage, comme ci-dessous à l'arrière du jet d'Oprah Winfrey (nous surlignons en rouge).

Si nous étions sur le point de révéler un gros scoop concernant Winfrey, nous prendrions le temps de recouper l'information de Private-jet-owner, en trouvant des documents qui la lient plus directement à ce Gulfstream G650 à 70 millions de dollars (en recoupant avec les données du registre de la Federal aviation administration, par exemple). Pour les besoins de la démonstration, nous ferons comme si c'était le cas.

Munis de notre numéro, nous passons donc à la deuxième étape : aller consulter son historique de vol grâce à des sites spécialisés. Dénommés FlightRadar24, FlightAware ou ADS-B Exchange, ils fonctionnent tous en gros sur le même système : ils compilent les données de localisation émises par les avions eux-mêmes grâce à des récepteurs situés au sol. Cette collecte a été facilitée par l'avènement d'un nouveau système de transmission des données des aéronefs : l'ADS-B, pour "Automatic Dependent Surveillance-Broadcast" (par lequel transitent aussi bien des données GPS que des informations sur l'altitude ou la vitesse des avions). "L'ADS-B accroît la transparence de l'aviation parce que les signaux peuvent être reçus avec un équipement minimal", contrairement aux bons vieux radars, souligne le GIJN. Il faut tout de même débourser autour de 600 euros pour un récepteur acheté dans le commerce - mais il existe sur le net une foule de tutoriels de passionnés de radio détaillant comment en fabriquer un soi-même.

Un crochet par Santa Barbara

Le site FlightRadar24 (popularisé lors du crash de l'A320 de German Wings en 2015) se vante ainsi de reposer sur un réseau de 21 000 récepteurs - et d'envoyer chaque semaine 30 à 50 récepteurs gratuits à des volontaires à travers le monde afin d'affiner sa couverture. Le GIJN recommande toutefois un autre site aux journalistes, www.adsbexchange.com, qui ne repose "que" sur les données fournies par 2000 contributeurs mais qui a un autre avantage : ses informations de vol sont "non filtrées". Non filtrées ? Oui, car dans certains pays (aux Etats-Unis notamment), les propriétaires d'avions peuvent demander à ce que leurs informations de vol soient gardées confidentielles par les autorités chargées de la régulation du trafic aérien. Des sites tels que FlightAware et FlightRadar24, qui croisent les informations de particuliers avec celles des autorités aériennes, respectent ces accord de confidentialité et "expurgent" leurs données des propriétaires ayant requis la confidentialité. Ce n'est pas le cas de ADS-B Exchange.

Allons donc y faire un tour pour savoir comment se porte Oprah Winfrey (ou en tout cas, son jet). Après avoir rentré le numéro d'immatriculation dans le moteur de recherche, on tombe sur une liste de dates correspondants aux derniers trajets de l'avion enregistré sous ce numéro.

Un clic sur la date la plus récente et le trajet détaillé du bolide s'affiche sur une carte : le 26 mai dernier, Oprah Winfrey (ou a fortiori, son avion) a donc décollé du fin fond du Colorado pour se rendre à Phoenix via Santa Barbara, où elle a atterri à 18h30, heure locale.

Une petite recherche internet complémentaire nous permet d'ajouter un peu de sens à ce trajet : l'aéroport du Colorado d'où elle a décollé , Telluride, correspond en fait à sa coquette résidence à la montagne. La célèbre productrice et animatrice l'a quittée pour se rendre à Phoenix - peut-être pour aller voir comment se porte la chaine de restaurants basée sur place dans laquelle elle a récemment investi ? Le tout avec un petit crochet par Santa Barbara où, nous apprend la presse américaine, elle possède également un modeste pied-à-terre. Voilà donc pour Oprah - qui semble aller bien, merci.

Détail intéressant : les sites de type FlightRadar permettent à la fois de rechercher les derniers trajets effectués par un avion précis (comme celui d'Oprah) et à l'inverse, d'identifier à partir d'une carte les propriétaires de l'avion qui passe au-dessus de nos têtes ou d'une zone donnée. Quel est donc cet engin qui passe au-dessus de la rédaction d'ASI, en cette après-midi du 6 juin ?

Et le (vrai) journalisme, dans tout ça ? "Le suivi d'avions est un outil de plus en plus précieux dans l'arsenal des enquêteurs", assure le GIJN, qui estime même que ces dernières années ont été un "âge d'or" pour les reporters rodés à la discipline.

Dictator alert : L'aéroport de genève sous surveillance

Parmi les premiers à avoir compris l'intérêt qu'ils pourraient en tirer : un journaliste d'investigation suisse, François Pilet. Cet ancien du Temps, du Matin Dimanche et de l'Hebdo a commencé à utiliser les données récoltées par des récepteurs ADS-B lors d'une enquête sur les voyages en Suisse de Teodoro Obiang Nguema Mbasogo, président de Guinée-équatoriale depuis 1979. Alors que le dirigeant et son entourage sont soupçonnés de corruption et de détournement de fonds publics (le scandale des biens mal acquis, dans lequel de l'argent équato-guinéen aurait transité par des sociétés-écran suisse), ils continuent d'aller et venir à Genève "à un rythme effréné" sans être inquiétés, révèle le journaliste en 2016.

Pourquoi s'en tenir à un seul autocrate ? François Pilet s'aperçoit que la méthode peut être dupliquée et crée "Dictator Alert" : un compte Twitter automatique qui avertit dès que le jet d'un dictateur atterrit en terre helvète (pour définir qui peut être qualifié de dictateur, il s'appuie sur "Democracy Index" établi par The Economist). Certes, les autocrates peuvent avoir des raisons légitimes de venir en Suisse, concède le journaliste - mais il souhaite inviter à s'interroger : "Pourquoi ce type vient ici ? Est-ce qu'il le fait pour des raisons diplomatiques (...) ou juste pour cacher la monnaie qu'ils ont volée à leur peuple ?" expliquait-il en octobre 2016 au site The Verge.

Selon Pilet, les données du Dictator Alert ont contribué à l'ouverture par la justice suisse, en octobre 2016, d'une enquête pour corruption et blanchiment visant Obiang fils, Teodoro Nguema Obiang Mangue. Le projet va désormais s'étendre en Afrique, où des antennes devraient être installées à proximité d'aéroport avec le financement d'un consortium de journalistes spécialisés dans la corruption et le crime organisé (l'OCCRP), promet le site de Dictator Alert.

Le voyage presque secret de trump en irak

Les dirigeants d'Azerbaïdjan ou de Guinée-équatoriale ne sont pas les seuls à pouvoir être suivis par le biais de leurs avions. En décembre 2018, Donald Trump a à son tour fait les frais de l'engouement pour le "plane tracking". Le président américain vient alors d'annoncer le retrait des troupes américaines de Syrie, provoquant la colère de ses conseillers en sécurité et la démission du secrétaire de la Défense Jim Mattis. Il doit se rabibocher avec les militaires. Il décide alors, pour la première fois depuis le début de son mandat, de se rendre auprès de troupes américaines déployées en zone de guerre. Le président s'envole pour l'Irak pour une visite surprise le jour de Noël ; le voyage est supposé rester secret jusqu'à la fin de la visite. Pour voler incognito, toutes les lumières de l'avion sont éteintes et les stores tirés (rapportera la presse plus tard).

Patatras : alors que Air Force One survole l'Angleterre, un passionné d'aviation le prend en photo et, zoomant sur son cliché, reconnaît le fuselage de l'avion présidentiel.

Lorsqu'il met la photo en ligne sur la plate-forme Flickr, elle attire l'attention d'autres internautes. Des spécialistes en suivi d'avion se mettent sur le coup et ne tardent pas à reconstituer les morceaux du puzzle : l'avion est bien parti de Washington, se dirige vers le Moyen-Orient, et avait l'intention de rester discret si l'on en juge son numéro de vol (normalement attribué aux avions cargo). Un compte Twitter, spécialisé, CivMilAir, tente : "Je n'irai pas jusqu'à dire que Trump est en route pour rendre visite à ses troupes au Moyen-Orient, mais...". Bingo !

Devant le buzz grandissant sur les réseaux sociaux, la Maison blanche fut contrainte de communiquer sur le voyage plus tôt que prévu, ce qui "plongea dans le chaos les plans média et sécurité", releva à l'époque le Guardian.

le secret de polichinelle de la France en Libye

Autre cible de choix des journalistes et des geeks fans de suivi d'avions, hormis les chefs d'Etat : les militaires. Si la plupart des armées peuvent et savent cacher leurs avions, les observateurs patients peuvent toutefois tomber sur quelques pépites. L'armée française l'a appris à ses dépens il y a quelques années.

En 2016, les combats font rage en Libye entre la branche libyenne de l'Etat islamique et les brigades de Misrata. La Libye est-elle en passe de devenir un nouvel épicentre du djihadisme ? Les services de renseignement européens et américains scrutent la situation de près. Officiellement toutefois, la France n'a pas de soldats engagés en Libye. Le 20 février 2016 pourtant, un site spécialisé dans les questions de défense, Le Mamouth (animé par le journaliste Jean-Marc Tanguy) publie un billet intitulé : "Libye : les coïncidences convergent". Le journaliste y explique qu'un faisceau d'indices pointe vers la présence de militaires français (notamment des forces spéciales) en Libye, épaulés par des moyens de surveillance déployés par nos services secrets. Parmi les éléments qu'il cite à l'appui de cette hypothèse : les informations d'un spécialiste de l'aviation iranienne... et une photo prise sur le tarmac d'un aéroport maltais (et postée sur un site de fans d'avions, planespotter).

L'immatriculation de l'appareil est une piste sérieuse menant vers les services secrets français : elle permet de savoir qu'il s'agit d'un avion "exploité par CAE Aviation, l'unique fournisseur d'ISR léger de la DRM et de la DGSE", relève Tanguy. Par ailleurs, Malte est située non loin des côtes libyennes, et un endroit propice d'où faire partir des avions transportant des troupes ou chargés de missions de surveillance.

Trois jours plus tard, le 23 février 2016, le scoop sort du terrain réservé de la presse spécialisée pour atterrir dans les colonnes du Monde, dont la correspondante défense Nathalie Guibert rédige un article titré : "La guerre secrète de la France en Libye". La journaliste écrit, à propos des "actions militaires non officielles" de la France : "Elles s’appuient sur des forces spéciales – leur présence, dont Le Monde a eu connaissance, a été repérée dans l’est de la Libye depuis mi-février par des blogueurs spécialisés." L'article vaudra au Monde une enquête pour "compromission du secret-défense" et un long black-listage de sa correspondante par le ministère de la Défense.

Mais les autorités françaises n'ont pas à rougir : elles ne sont pas les seules à avoir été prises la main dans le sac par des journalistes épaulés de férus d'avions. Des mercenaires russes envoyés en Syrie par des vols clandestins (mais retrouvés par Reuters) aux drôles de ronds en l'air des avions du FBI pistés par BuzzFeed, les enquêtes en soute et en cabine se multiplient, et ont sans doute encore de beaux jours devant elles.

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