Policiers "agressés" en Seine et Marne : le contexte que les medias n'ont pas raconté

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Deux personnes ont été placées en détention, le 8 juillet, après ce que les medias ont appelé "l'agression d'un couple de policiers", et qui a suscité de nombreuses réactions politiques. Aucun journaliste n'avait recueilli la version des deux mis en examen, qui diffère de celle de la police. La voici.

L’information a fait grand bruit : un couple de policiers en civil aurait été agressé sous les yeux de leur petite fille à Othis, en Seine-et-Marne. Ce mercredi 4 juillet 2018, alors qu’ils venaient de récupérer la fillette au domicile de leur assistante maternelle, ils auraient été violemment pris à partie par deux "trafiquants de stupéfiants". La presse évoque d’abord "un guet-apens préparé et prémédité" avant de signaler qu’il pourrait s’agir d’une "rencontre fortuite". Le mobile avancé, lui, reste le même : les deux suspects auraient voulu se venger d’un contrôle d’identité ayant dégénéré quelques semaines plus tôt.

Très médiatisée, cette affaire a suscité un vif émoi… et de nombreux commentaires politiques. Il faut dire qu’elle intervient dans un contexte médiatique particulièrement tendu : à Nantes, la mort d’Aboubakar Fofana, tué d’une balle dans la carotide par un CRS lors d’un contrôle routier, a embrasé les quartiers populaires de la ville. Devant l'homicide et les incohérences de la version officielle, commerces, lieux associatifs, voitures, sont incendiés. Devant l'accumulation des témoignages, le policier va plus tard changer de version, passant d'un tir "en légitime défense" à un tir "par accident".  En attendant, le 4 juillet, pour de nombreux medias, l'affaire d'Othis est traitée comme une "seconde agression anti-flic".

À droite comme à gauche, les condamnations de cet acte "terrifiant et révoltant", pour reprendre les termes d’Éric Ciotti, "épouvantable et abominable", pour reprendre ceux de Benoît Hamon, se multiplient. Le président de la République se fend lui-même d’un tweet fustigeant "l’ignominie et la lâcheté des deux voyous" et promet qu’ils seront "retrouvés et punis". Une affaire d’État donc…

Pourtant, les accusés - que personne n’a cherché à entendre -  livrent une version plus complexe de cette histoire. Impossible de la raconter sans remonter à son origine.

une incroyable coïncidence

Tout commence à la cité du Gros-Saule, à Aulnay-sous-Bois, où grandissent Sébastien* et Adrien*, les deux frères aujourd’hui accusés de violences. Dans ce quartier, comme dans tant d’autres, les interactions conflictuelles avec les forces de l’ordre sont quotidiennes. Les habitants dénoncent des interventions policières brutales, abusives ou discriminantes. De leur côté, les forces de l'ordre se plaignent d' insultes et de provocations régulières. Parce qu’elle y travaille depuis des années, Sophie*, la brigadière qui accuse les deux Aulnaysiens de l’avoir agressée à Othis, est connue dans cette cité. Sebastien, aujourd’hui âgé de 27 ans, l’a croisée à plusieurs reprises, notamment dans le cadre de contrôles d’identité. 

En 2014, leur relation va considérablement se tendre… du fait d’une incroyable coïncidence. En février, Sébastien et Adrien suivent le mouvement familial et emménagent à Othis, petite commune de Seine-et-Marne. Seulement voilà, la maison dans laquelle s’installe cette famille d’origine portugaise est très proche du logement de la brigadière. Cette proximité, Sophie et les deux frères la découvrent de manière fortuite, en se croisant quelque temps après le déménagement. D’après Adrien, la policière, inquiète, en aurait aussitôt référé à ses collègues. Ces derniers attendent que les deux frères soient de passage à Aulnay-sous-Bois pour aller leur en toucher un mot. "On était en voiture avec Sébastien, ils nous ont interceptés à un rond-point et nous ont demandé de sortir du véhicule" raconte Adrien

Quatre agents sont présents : deux procèdent au contrôle d’identité du cadet et deux autres discutent avec l’aîné. "C’était juste pour le menacer, ils lui ont dit «si jamais il arrive quelque chose à notre collègue, c’est toi qui prendras.»" Ce à quoi Sébastien aurait répondu qu’il n’est "pas un gamin", qu’il ne va "rien faire du tout" et qu’il connaît très bien les risques encourus. Chacun semble donc savoir à quoi s’en tenir. D’ailleurs, durant les années qui suivent, si la tension reste palpable entre les policiers et Sebastien, qui se croisent notamment dans son ancien quartier où il a conservé des attaches, aucun incident majeur n’est à signaler. Du moins jusqu’au 17 mai 2018…

"violences gratuites" sur un chien

Ce matin-là est tendu à la cité du Gros Saule. D’après Le Parisien, unique média à évoquer ces faits à l’époque, "la seule présence de quatre fonctionnaires à pied aurait suffi à susciter un attroupement." Ahmed*, un habitant du quartier, tempère : "ces policiers viennent tous les jours, contrôlent tous les jours, mettent tout le monde à l’amende...c’est ça qui suscite et a suscité les tensions." Alors que le groupe de policiers et les jeunes s’invectivent, Bakary sort de son immeuble pour aller promener son chien, un American Staffordshire (dit Amstaff). Parce que c’est sur son chemin, explique-t-il, il est obligé de passer à proximité du point de tension. D’après les policiers, c’est là qu’il aurait ordonné à son animal de les attaquer. 

Lui, et au moins un témoin que nous avons pu interroger, nient ces accusations : "ils étaient sur mon passage, je pouvais pas passer ailleurs… mais je les ai pas du tout calculés. J’ai pas dit un seul mot." Il reconnaît, en revanche, que son Amstaff n’était pas tenu en laisse, contrairement à l'obligation. En le voyant arriver, Sophie, qui fait partie des quatre officiers présents sur les lieux, lui aurait d’ailleurs crié  "tiens ton chien en laisse !". Mais avant même qu’il ait eu le temps de réagir, elle aurait dégainé son arme et tiré sur le chien. L’Amstaff ne bouge plus. La tension monte d’un cran. Les jeunes reprochent à la brigadière des "violences gratuites" contre un chien qui "ne lui aurait rien fait". Au milieu des insultes, elle aurait entendu cette phrase qui va tout faire basculer : "on sait où tu habites". Bakary ne sait plus si ces propos ont été tenus : "franchement, je vais pas mentir, je ne sais pas… j’étais ailleurs, je voulais juste un vétérinaire pour mon chien."  Dans son article du 17 mai 2018, Le Parisien, qui a comme toujours (ou presque) relaté les faits en s’appuyant uniquement sur la version policière, ici sous le titre "un Amstaff se jette sur des policiers", ne fait pas mention de ces menaces.

"On lui a conseillé d’aller voir les policiers direct pour s’expliquer"

Quoi qu’il en soit, elles semblent être prises très au sérieux, d’autant que pour Sophie, l’homme qui a tenu ces propos n’est autre que… Sébastien. Le hic c’est que, selon lui,  ni lui ni son frère n’étaient là au moment des faits. Le manutentionnaire était sur son lieu de travail et assure pouvoir le prouver. Ahmed, l’un de ses amis, raconte : "après ces accusations, des policiers sont allés sonner chez lui. Il était pas là mais c’est son père qui l’a prévenu. Il était choqué, il savait pas quoi faire. On lui a conseillé d’aller voir les policiers direct pour s’expliquer." Sur les conseils de ses proches, Sébastien se présente donc au commissariat. Il explique qu’il n’a absolument "rien à voir avec les faits" qui lui sont reprochés et que son employeur peut fournir toutes les attestations nécessaires, y compris des images de vidéosurveillance. Là, un policier lui aurait demandé de le suivre pour une discussion en tête à tête. Selon les proches de Sébastien avec lesquels nous avons pu nous entretenir, le policier se serait enfermé dans une salle avec lui, lui aurait demandé de retirer sa casquette, aurait lui-même déposé son ceinturon de policier pour un "face à face d’homme à homme" puis lui aurait asséné plusieurs gifles. "Ils avaient rien mais il voulait lui remettre la pression" souligne Adrien, "il lui a redit qu’il avait pas intérêt à balancer l’adresse de la policière."

Après ce violent rappel, Sébastien est relâché. Sans procès-verbal ni aucune poursuite. Du moins pour l'instant. S'il est établi qu'il n'était pas présent lors de l'altercation du 17 mai, il pourrait avoir communiqué l'adresse de la policière à des proches du quartier. C'est ce dont il semble être soupçonné.

"on n’a vu aucun enfant sur les lieux"

Le 4 juillet 2018, l’accalmie qui s’était installée depuis la séance du commissariat prend fin. Il est 20h quand son frère et lui rentrent du travail. Au domicile familial, une amie attend l’aîné pour lui couper les cheveux et tailler sa barbe. "Ensuite, on a tous mangé, et à 21h00 je suis sorti de chez moi avec mon frère" retrace le principal accusé dans une lettre qu’il a adressée à Amal Bentounsi, porte-parole du Collectif Urgence Notre Police Assassine, avant son interpellation. 

Les deux frères sortent faire un tour en voiture. C’est Adrien qui conduit. Ils expliquent avoir fait "50 mètres à peine" quand ils croisent la brigadière et deux autres hommes. Ils reconnaissent Sophie mais ne savent pas encore qui sont les personnes qui l’accompagnent. Interrogé sur la présence d’une fillette, Adrien assure : "nous, c’est sûr et certain, on n’a vu aucun enfant sur les lieux. On a appris dans la presse qu’ils disaient que leur fille était présente mais vraiment, on ne l’a pas vue." Cela pourrait s’expliquer par le fait que la fillette était attachée à l’arrière de la voiture de ses parents au moment de l’altercation. Qu’a-t-elle vu depuis sa position ? La question reste entière.

Si les policiers assurent que les deux frères les ont d'emblée agressés, la version de ces derniers est différente : en les voyant arriver, l’homme qui s’avérera être le compagnon de la brigadière, leur aurait intimé de s’arrêter puis se serait dirigé vers le côté passager du véhicule. "Il est allé voir Sébastien directement et lui a dit «toi tu sors de la voiture, on va parler»" raconte Adrien. L'aîné s’exécute. Les deux hommes se mettent légèrement en retrait, sur le trottoir voisin. Le policier -en civil- veut régler ses comptes avec Sébastien qu’il croit toujours être l’auteur des menaces proférées le 17 mai. Il l’attrape par le col, le soulève et lui demande : "quand ma femme était là le vendredi de l’histoire, pourquoi tu lui as dit «on sait où tu habites, on va venir chez toi ?»" 

À nouveau, Sébastien répond qu’il n’a jamais menacé Sophie, qu’il n’était pas là le jour des faits, et qu’il a déjà fourni les preuves. Le ton monte. "Mon frère lui disait : «je sais très bien ce que tu cherches, je vais pas tomber dans le piège». En fait, le policier le provoquait pour qu’un coup parte" précise Adrien, "il lui a même lâché des « là, je suis pas en tenue, si je veux je te nique ta mère»." Sophie se serait alors interposée devant la vitre d’Adrien pour l’empêcher de voir la scène. "Ça va trop loin" pour le cadet qui décide de sortir. "Je suis allé les voir, je lui ai dit «lâche mon frère», j’ai pris son bras pour l’arrêter et là, il s’est retourné et m’a mis un coup de tête."  Sébastien saisit alors le policier en civil et lui assène, de son propre aveu, "deux ou trois coups à la tête". La bagarre qui s'ensuit est violente : la policière se verra prescrire quatre jours d'interruption totale de travail, et quinze pour son compagnon. Alertés par les cris, plusieurs voisins interviennent pour les séparer. "Les voisins ont calmé le jeu puis chacun est rentré chez soi. Nous on est retourné à la maison."

"Ils sont allés jusqu’à filmer mon pas de porte pour leurs reportages!"

C’est, effectivement, à son domicile que Sébastien sera interpellé vendredi matin. Adrien, lui, recevra un appel un peu plus tard lui demandant de se présenter devant l’Officier de Police Judiciaire samedi 7 juillet à 9 heures précises. Des policiers viendront finalement l’interpeller chez lui, à Othis, dans la nuit de vendredi à samedi. "On n’a pas compris ce changement de plan" explique la mère de Sébastien et Adrien, "quand j’ai demandé des informations, on m’a dit que les ordres venaient «d’en haut»". De toute cette histoire, elle se dit "révoltée par l’injustice" que subissent ses fils et par la manière dont les médias ont relaté les faits. "Vous vous rendez compte de comment ils nous ont salis ? Quand j’entends les médias dire que mes enfants sont des voyous alors qu’ils n’ont qu’une seule partie de l’histoire. Ils sont allés jusqu’à filmer mon pas de porte pour leurs reportages!"

Le traitement médiatique a, en effet, comme très souvent dans ce genre d’affaires, de quoi interroger. Il s’est fait exclusivement à charge, en reprenant sans contradiction les sources policières. Aucun des médias qui a relaté cette histoire d’agression présumée n’a jugé utile de recouper les déclarations, d’aller à la rencontre de la famille, d’interroger d’éventuels témoins. 

La prise en compte des explications fournies par les deux accusés permet de nuancer l’appréciation des faits : cette "agression" prétendument motivée par les fonctions de Sophie et de son compagnon pourrait être, en réalité, une "bagarre". D'abord présenté comme "préméditée", la rencontre, à ce moment précis, pourrait être totalement fortuite. Sur ce point, il faut noter que la correction a déjà été faite dans nombre de médias. Mais, on le sait, les amendements n’ont jamais le même impact que les premières déclarations. S’agissant de la petite fille du couple, qui rappelons-le, était attachée à l’arrière du véhicule de ses parents au moment des faits, rien ne permet d’affirmer qu’elle a assisté à la scène. 

Par ailleurs, contrairement à tout ce qui a pu être écrit sur le sujet, les deux frères n’ont jamais été entendus, poursuivis ou jugés pour des affaires liées à du trafic de stupéfiants. Si l’aîné a effectivement un casier judiciaire, pour des faits de violence remontant à 2014, celui d’Adrien ne comporte aucune mention. Seule « erreur de parcours » : une ordonnance pénale pour conduite sous l'emprise de stupéfiants. Enfin, contrairement à ce que Emmanuel Macron (et toute la presse) ont écrit, la police n'a pas eu à "retrouver" les deux frères, qui n'ont jamais quitté leur domicile et leur lieu de travail.

Ce dimanche, alors que les deux frères, déférés au parquet de Meaux, étaient incarcérés et mis en examen pour « violences en réunion sur personnes dépositaires de l’autorité publique, ayant entrainé une ITT», leur avocate, Me Louise Tort a vivement dénoncé « l’instrumentalisation médiatique et politique de cette affaire. » Selon elle, « on a transformé une bagarre de rue en scénario de violences contre des policiers pour éteindre les événements survenus à Nantes. » Les deux frères seront jugés en comparution immédiate mercredi 11 juillet.

* Les prénoms ont été modifiés.

(Par Sihame Assbague, journaliste free lance. Voir ici son compte Twitter).


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