"Plan pour Gaza" : un terme hautement problématique repris par les médias ?

Clara Barge - - (In)visibilités - 50 commentaires

Faut-il préférer plan "d’occupation", "d’annexion", de "contrôle" ou plan "militaire" ?

Pour désigner le plan annoncé par Benyamin Netanyahou concernant le futur de Gaza, une partie des médias a choisi d'employer l'expression "plan pour Gaza". Selon plusieurs journalistes et experts du droit international, la formule s'avère pourtant sérieusement problématique. Alors quels termes faudrait-il employer ? Pour le savoir, "Arrêt sur Images" a analysé l'ambiguïté sémantique.

Benyamin Netanyahou a annoncé sur Fox News, jeudi 7 août, un plan visant à s'emparer de la ville de Gaza et vider ses habitant·es d'ici le 7 octobre. Est-ce un plan "pour" Gaza ou "contre" Gaza ? Que ce soit conscient ou non, une partie des médias semble avoir choisi"Plan israélien pour Gaza : «calendrier assez court», pas d'occupation… Les annonces de Netanyahou qui veut «terminer le travail»", titrait Le Nouvel Obs le 10 août. L'Express choisissait pour sa part "Plan israélien pour Gaza: Netanyahu veut «terminer le travail»". Sur RMC, on pouvait lire "Benjamin Netanyahou détaille son plan pour Gaza : «Libérer la ville du Hamas»". Et, dans le Monde : "VIDÉO | Benyamin Nétanyahou affirme que son plan pour Gaza est le «meilleur moyen de terminer la guerre»". 

Ce "plan pour Gaza" (que nous appellerons ici "plan contre Gaza"), est le fruit d'une nuit de discussions au sein du cabinet de sécurité israélien, entre le 7 et le 8 août. Concrètement, il prévoit l'accélération de l'étranglement militaire de plus de 2 millions de Gazaoui·es. Alors que 86,3% de la bande de Gaza ont déjà été capturés par les troupes israéliennes au sol et qu'Israël assiège l'ensemble du territoire, ce plan prévoit de déplacer de force près d’un million de Palestinien·nes qui survivent actuellement dans la ville. L'objectif : "concentrer" (terme utilisé par le quotidien israélien Haaretz) les Palestinien·nes vers un enclos géant - appelé (à tort) "ville humanitaire", le long de la frontière avec l'Égypte, en attente de leur déportation(un crime en droit international).Benyamin Nétanyahou a quant à lui déclaré, dans sa conférence de presse dimanche 10 août à Jérusalem, que son plan ne visait pas à "occuper", mais à "démilitariser"Gaza. 

L'expression "plan pour Gaza" ne suggère-t-elle pas, à première vue, une intention constructive, positive, visant à aider ou améliorer la situation ? Arrêt sur images a posé la question à plusieurs journalistes. L'un de ceux qui l'ont employée reconnaît que ce choix de titre "n'est pas idéal". Luc Oerthel travaille pour TV5Monde. La formule "pourrait sous-entendre un « gentil » projet pour aider les Gazaouis, qui vise à trouver une solution", concède-t-il. Il explique le contexte de production : "les deskeurs de TV5Monde éditent et publient leur propre sujet sur un logiciel, qui ne permet que des titres très courts. C'est un enfer pour trouver une formulation qui intègre toutes les informations en quelques mots". Plus loin dans son sujet, Luc Oerthel préfère la formulation "plan d'annexion", une expression utilisée à la marge. "Les éléments informatifs se retrouvent dans le sujet, cette formulation correspond mieux à la réalité".

Tout est parti d'une dépêche, raconte Luc Oerthel de TV5Monde. "Ici on s'appuie beaucoup sur les sources AFP, Reuters, AP. Concrètement, notre papier va être très orienté par les dépêches utilisées". Le 6 août, l'Agence France Presse publie sa première dépêche sur le sujet à 21h07 : elle parle de "plan sur Gaza". S'ensuivront des dizaines de dépêches où l'AFP varie son vocabulaire, "plan de sécurité", "plan pour prendre le contrôle" ou encore, "plan pour Gaza". Une expression largement reprise, comme on l'observe régulièrement sous les titres "Plan pour Gaza", la signature est accompagnée de la mention "avec AFP". 

Les médias d'accord sur un mot : "plan"

Un terme fait consensus : la notion de "plan". Johann Soufi, avocat en droit pénal international, confirme à Arrêt sur Images qu'en droit, cette notion signifie que "les responsables israéliens se sont mis d'accord sur une stratégie politique et militaire, organisée, concertée, pensée à l'avance et appliquée dans la durée pour atteindre un objectif précis". Mais selon l'avocat,"l'existence d'un «plan» est souvent l'une des caractéristiques des crimes contre l'humanité et du génocide".

Alors, accolé à ce terme, quel qualificatif choisir ? Plan "militaire", "de contrôle", "d'occupation", "de conquête" ? Selon Johann Soufi, plusieurs options peuvent fonctionner, si contextualisées : "ces termes ne sont pas contradictoires : avant d'occuper, il faut conquérir ; pour conquérir, il faut contrôler". Le plus important selon l'avocat, c'est l'inscription de cette décision dans un "plan méthodique dans lequel l'assistance devient un outil au service d'un projet criminel, voire génocidaire". Souligné récemment dans une tribune du Monde, "Ce plan a débuté par les attaques puis l'interdiction de l'UNRWA et des ONG qui livraient l'aide humanitaire, puis la privation de l'aide humanitaire et l'imposition de la famine, et enfin la militarisation «de l'aide humanitaire» pour mettre en œuvre le projet de contrôle, de déplacement forcé et de destruction de la population gazaouie".

Plan "d'occupation" ou "d'annexion"? Aucun des deux

Après des discussions en interne, la Radio Télévision Suisse a par exemple décidé de s'aligner autour de "plan d'occupation". "Sur le fond, les termes «plan d’occupation» nous semblent les plus appropriés et c’est ce que nous allons transmettre à nos rédactions respectives" explique Laurent Caspary auprès d'ASI, rédacteur en chef pour la radio RTS. Mais Gaza n'est-elle pas déjà occupée ?C'est ce que rappelle le chercheur en droit international François Dubuisson. Selon lui, parler de "plan d'occupation" pour le nouveau projet du gouvernement israélien est donc une erreur de terminologie juridique, qui laisse croire que Gaza n'était pas occupée jusqu'alors. "L'occupation découle du contrôle effectif du territoire qu'opère Israël sur la bande de Gaza : les accès, l'intervention militaire permanente et son omniprésence sur le territoire, le contrôle de tous les espaces, aériens, maritimes, maintenant terrestre". Pour cette raison, la Cour de Justice Internationale, dont les avis consultatifs font autorité sur l'interprétation du droit international, a établi le 19 juillet 2024 que le droit d'occupation a continué de s'appliquer dans la bande de Gaza depuis 1967 jusqu'à aujourd'hui, et ce malgré le retrait unilatéral de l'armée et des colonies israéliennes de l'enclave en 2005.

"Annexion" serait-il plus approprié ? Il est trop tôt pour l'utiliser, selon le chercheur, tant qu'il n'a pas été exprimé par les responsables israélien·nes. "On ne peut pas encore définir l'intentionnalité annexionniste de la part d'Israël, mais on peut par contre parler d'un mélange d'actes génocidaires et de velléités de déplacement forcé de la population" avance François Dubuisson, avec prudence.

"Plan de contrôle" ?

Dans les colonnes de Mediapart, Clothilde Mraffko préfère parler d'"occupation militaire". À ASI, la journaliste explique avoir écarté "plan d'occupation" précisément parce qu'en réalité, "Israël occupe déjà Gaza selon le droit international,ce que beaucoup de médias oublient". La pigiste pour Mediapart poursuit : "Ce qui va changer, c'est que des soldats patrouilleront sur le terrain dans les rues de Gaza. Pour moi, la meilleure manière de rendre compte de ça, c'est «occupation militaire»". "Plan de contrôle" lui paraissait "euphémiser l'occupation militaire".

Dans une station de radio française, un journaliste - qui a choisi de rester anonyme - a lui, opté pour l'expression "plan de contrôle". "C'est avant tout pour être précis" explique-t-il, "sans volonté de m'orienter en faveur de la Palestine ou d'Israël, dans un média généraliste comme le nôtre qui souhaite rester impartial". Concernant la formulation hasardeuse "plan pour Gaza", il n'était pas question pour lui de l'utiliser. "Ça résonne «plan d'architecture», à base de comment Gaza va être transformée". Pour François Dubuisson, expert en droit international, Plan de contrôle» ne se suffit pas" non plus. Le chercheur explique : il faut ajouter la dimension militaire et l'objectif stratégique de contrôler la population".

"Plan militaire"

Marie-Aimée Copleutre, journaliste pour Radio France, a varié les titres : tantôt "plan militaire", tantôt "plan de contrôle". Le choix des termes a été pour elle "une vraie question dès l'annonce de ce fameux plan", confie-t-elle à Arrêt sur Images. Devant le clavier d'ordinateur, comment trancher ? Elle explique son raisonnement : "Je me suis dit : est-ce que je reprends les termes de Benyamin Netanyahou et de l'armée israélienne, ou j'essaye de prendre de la distance ? Car leurs mots font partie d'une stratégie de propagande et de communication très poussée". Le premier ministre israélien parlait quant à lui de "plan de remilitarisation". "Pour ne pas utiliser le même lexique que Netanyahou, j'ai fait le choix, avec l'appui de ma rédactrice en chef, de préférer «plan militaire»". François Dubuisson remarque : "il faut ajouter l'objectif stratégique de contrôler la population".

"Une véritable guerre des mots"

Guillaume Gendron, journaliste pour Libération a remarqué un détail : en hébreu ou en anglais, Benyamin Netanyahou n'a pas utilisé le même vocabulaire pour parler dudit plan. Dans son article, le journaliste, lui, parle d'un "plan d'extension des opérations militaires". Il reconnaît que cette question soulève "une véritable guerre des mots", (incluant la formulation en elle-même, "conflit israélo-palestinien"). Sur quelle langue doivent donc s'appuyer les journalistes pour transmettre les informations : l'anglais, l'hébreu, l'arabe ? "Benyamin Netanyahou, quand il s'adresse aux Israéliens, utilise un registre guerrier, apocalyptique, même biblique. En anglais, où il s'adresse à un public international, son langage peut paraître plus «modéré», où il tente de garder une certaine ambiguïté pour conserver un flou sur son projet expansionniste". En hébreu, le chef d'État israélien dit : "la conquête de Gaza" ; en anglais, "le contrôle de Gaza".

Guillaume Gendron poursuit sur la question de "l'occupation", qui figure dans l'en-tête de son article. "Ce mot est para-contextuel : en Israël, il est même tabou, il est davantage utilisé par les opposants à la politique de colonisation. Par exemple, Israël préférerait que les médias occidentaux parlent de «territoire disputé» plutôt que «territoire occupé» pour qualifier la Cisjordanie. Mais dans mon article, le mot «occupation» est un diagnostic, pour décrire une réalité concrète qui touche déjà Gaza". Il reconnaît que Libération aurait pu "enlever les guillemets", présents en surtitre autour du terme "occupation". 

Montrer la finalité du plan

"Gaza : le plan d'Israël pour concentrer 600 000 Gazaouis dans une «ville humanitaire» et pousser les autres à «émigrer volontairement»". Voilà comment l'Humanité a titré son article sur le sujet. L'auteur de ces lignes, Pierre Barbancey, a répondu à nos questions. "Quand j'ai réfléchi à mon titre, j'ai voulu mettre en avant la finalité de ce plan. Plan militaire, de conquête, d'occupation… Je ne voulais pas cristalliser la discussion autour d'un mot mais montrer le but final du gouvernement israélien". L'objectif final : encercler, assiéger et bombarder les dernières zones peuplées du nord et du centre de Gaza. Aussi, le journaliste a fait attention à ne pas utiliser de formulations telles que "le plan de Benyamin Netanyahou" (titre par exemple lu dans le Huffpost), "car en réalité c'est un projet israélien global de longue date, que n'incarne pas seul Netanyahou".

Vers un lexique décolonial ?

Pour être fidèle au droit, Johann Soufi recommande de présenter ce plan contre Gaza comme "une nouvelle étape d'un plan criminel s'inscrivant dans une attaque généralisée et systématique contre la population civile". Un lexique qui ne fait plus débat depuis l'accusation par la Cour pénale international de crime contre l'humanité envers Benyamin Netanyahu et de l'ancien ministre de la Défense israélien, Yoav Galant. Johann Soufi ajoute à cela : "La cour a aussi confirmé le crime de persécution", les journalistes pourraient ainsi, selon lui, préciser "l'objectif de priver des droits fondamentaux une population civile pour des motifs liés à l'identité d'un groupe. Une définition aux frontières du génocide".

L'avocat l'affirme : dans l'expression "plan" persiste un biais colonial. Il rappelle le principe fondamental de l'autodétermination des peuples. "Ce n'est pas aux Israéliens, aux Américains, aux Français, aux Saoudiens de mettre en place un plan, mais aux Palestiniens de décider pour leur territoire. Quel modèle politique veulent-ils ? L'idée même d'un plan pour Gaza renvoie à des logiques coloniales". À l'heure d'une des décisions les plus graves en 22 mois de guerre génocidaire, il est temps de décoloniser le vocabulaire médiatique.

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