Orban, les passeurs turcs, France 2 et nous

Daniel Schneidermann - - 0 commentaires

Pour montrer l'image de la Hongrie fermant sa frontière, il ne suffit pas de montrer une frontière fermée, des barbelés.

Il faut filmer l'instant exact de la fermeture. "Comme vous le voyez, les autorités hongroises sont en train de sceller cette dernière voie de passage vers la Hongrie, dit l'envoyée spéciale de France 2 à la frontière serbo-hongroise Sama Soulah, en marchant le long des barbelés qu'installe la police. Ce sont à présent les derniers réfugiés qui vont passer cette frontière, nous allons voir ce qui va se passer".


Ce qui va se passer ? Ce qu'elle est venue chercher, pardi."Ce groupe d'Afghans est le premier à être stoppé" dit Soulah. Et la caméra zoome sur la première mère refoulée, aggripée à sa première fille, stoppée par la police hongroise. Après ce début haletant, flash back sur les dernières heures d'ouverture. Un père court vers le grillage encore entrouvert, sa fille handicapée sur le dos. Et le revoici, quelques minutes plus tard, courant dans l'autre sens, pour aller rechercher sa femme, et ses deux autres enfants. Car on devine qu'il vient d'apprendre ce que nous savons déjà : la frontière sera fermée dans les prochaines heures. Il va réussir à passer, nous dit Soulah. Car, ayant vécu leur drame, nous avons besoin de savoir ce que les personnages sont devenus.

Reportage suivant : le reporter Frank Genauzeau a embarqué dans une chaloupe de paquebot, avec soixante migrants. Départ de Turquie, direction les côtes grecques. Pleurs des enfants, nuit noire. Au milieu de la traversée, panne de moteur. Aucun des embarqués n'est en mesure d'appeler les secours. "Les passeurs ne leur ont laissé aucun numéro d'appel d'urgence. C'est donc moi qui vais prévenir les secours"."Moi" : a-t-on bien entendu ? La première personne du singulier est théoriquement interdite sur France 2. On n'est pas au Petit journal, ici, le reporter doit théoriquement s'effacer derrière son sujet. A la limite, parfois, peut-il risquer un "nous", incluant son équipe, ou la chaîne, ou la presse tout entière. Mais depuis la rentrée, le Petit journal menace frontalement le 20 Heures de France 2. Pujadas s'est donc converti au "moi", au reportage embarqué, impliqué. Qui le lui reprocherait ? Grâce au portable du reporter de France 2, voici qu'arrive un bateau de pêche, qui remorque les migrants jusqu'aux côtes grecques. Et là aussi, en direct, rentré en Turquie, Genauzeau nous donne des nouvelles de ses compagnons d'embarcation, qu'il a pris soin d'appeler : ils vont bien, ils attendent le ferry pour Athènes.

Si scénarisés soient-ils, ces reportages qui déferlent sur les écrans sont excellents, nécessaires, et nous laissent entrevoir de larges éclats de réel, davantage en tout cas qu'en temps ordinaire. Cette Histoire en train de se faire, la puissante machine à images ne peut la scénariser qu'à la marge, tout essoufflée qu'elle est à galoper derrière. Tout juste, galopant nous-même encore derrière, peut-on se demander qui en sont les vrais auteurs, ou les facilitateurs. Le reportage sur la Hongrie est quasiment signé du gouvernement hongrois, qui a souhaité qu'on le voie, ou tout au moins ne s'y est pas opposé. Si Sama Soulah et les caméras du monde entier peuvent filmer la fermeture de la frontière, c'est parce que Orban souhaite projeter cette image inflexible, en espérant qu'elle dissuade d'autres candidats au passage. Quant au reportage embarqué, ce sont les passeurs eux-mêmes qui, après une heure de discussion, ont permis à Genauzeau d'embarquer, raconte-t-il. "Je suis un passeur de rêve, quelqu'un qui aide les migrants à réaliser leur rêve de partir en Europe" s'est justifié un passeur. Souhaite-t-il convaincre de futurs clients ? Redorer son image auprès de l'opinion européenne ? Ni Orban, ni les passeurs turcs, ne se voient comme nous les voyons.

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