Onfray sur le toboggan
Daniel Schneidermann - - 0 commentairesQu'il ait, chez Ruquier, pulvérisé Léa Salamé, et écrasé Yann Moix
, ne dissipe pas l'impression que Michel Onfray joue, sur la scène médiatique, un air connu, et adopte une posture familière : celle du provocateur anti-bien-pensance, seul contre tous, en particulier contre Salamé et "votre copain Cohen", chez qui il a refusé de venir, révèle-t-il face à Salamé. "Je suis seul contre tous" gémit-il. "Vous êtes partout", lui répond-on. Et de fait, après une interview provocatrice dans Le Figaro et sa réfutation dans Libé il est là, chez Ruquier, au carrefour central du débat idéologique français, occupant la place convoitée entre toutes qu'il partage, avec des variantes, avec Zemmour ou Finkielkraut, celle du provocateur jouant à frôler les limites du territoire interdit et sommé par le tribunal de la bien-pensance de s'expliquer sur ses provocations, un pas en avant, deux pas en arrière. S'il avoue n'avoir "pas lu" le numéro de réfutation que Libé lui a consacré, ce n'est pas grave. "Ses amis" le lui ont raconté, ça suffit bien. Admirons ce refus magnifique de lire le Libé spécial Onfray, qui n'est pas sans rappeler Finkielkraut, sur notre plateau, dégoisant contre Internet, en expliquant n'aller jamais sur Internet. Du reste, avant de s'en prendre à la photo d'Aylan (forcément truquée) Onfray s'en était pris à "Internet" lors de sa polémique de la rentrée de l'an dernier (pour les amnésiques, c'est ici).
S'il est un point sur lequel l'intellectuel-français-anti-bien-pensance rejoint l'intellectuel-bien-pensant (à la BHL, disons), dont il se proclame l'antidote, c'est bien ce mépris total de l'examen des pièces à conviction. Citer quatre fois, chez Ruquier, "l'étudiante contrainte de se prostituer pour payer son loyer", ou "le livreur de pizzas qui termine à minuit", comme nouvelles figures emblématiques du prolétariat du XXIe siècle, fait figure, pour Onfray, de passeport du Monde Réel. L'intellectuel français ne juge pas, il préjuge. On n'ose penser à notre sort si on lui offrait, dans un instant d'égarement, quelques grammes de pouvoir.
Et sur le fond, matinaute, qu'en penses-tu ? demanderont les lecteurs assoiffés de savoir qu'en penser. Sur le fond, je ne peux m'empêcher de considérer avec méfiance la démarche consistant à récupérer les objets idéologiques du FN, pour "ne pas les leur laisser". Ne pas laisser la nation, les valeurs nationales, la Marseillaise, Jeanne d'Arc, la défense de l'orthographe, la dictée quotidienne, la sortie de l'euro, les vrais prolétaires, l'exaspération des SDF tricolores contre les migrants qui leur piquent des logements, ne pas "laisser" tout celà au Front National, très bien, pourquoi pas ? Aucune fraction du réel ne devrait être taboue. Mais le raisonnement est glissant et la glissade rapide. Si l'on va par là, pourquoi laisser le débat sur l'inégalité des races au Front National ? Pourquoi leur laisser la préférence nationale, la décomplexion des blagues racistes, le renvoi des migrants chez eux par le premier bateau ? Qui posera le ralentisseur sur le toboggan ?
D'autant que la mécanique accélère la glissade. La mécanique ? La mécanique médiatico-édito-commerciale qui pousse au binaire, au tout noir ou tout blanc. Cogner plus fort sur "ceux qui ont favorisé la montée de Marine Le Pen" (ceux qui abandonnent tous les objets précités au FN) que sur Marine Le Pen elle-même, cogner plus fort sur "l'antiracisme institutionnalisé" que sur les racistes, c'est finir, pour l'auditeur, par dédouaner Marine Le Pen d'exploiter tous ces thèmes que l'on lui abandonne. Même un philosophe qui tente de (faire mine de ?) penser le contradictoire, de ne pas lâcher un des deux bouts de la ficelle, finit écrasé par le binaire, qui est toujours plus fort que lui.