Mory Global : pour une info libre et non faussée

Daniel Schneidermann - - 0 commentaires

Il fallait vraiment l'attraper au vol. C'est une toute petite phrase du présentateur du journal de 8 heures

, sur Europe 1, Michel Grossiord. Il y est question de la liquidation judiciaire du transporteur MoryGlobal (plus de 2000 emplois supprimés, plus grosse faillite en France depuis Moulinex). Grossiord cite, sur le sujet, Emmanuel Macron, et relève que le ministre n'a pas mentionné, dans les causes de cette liquidation, "la concurrence des pays d'Europe de l'Est". Etrange. Pourquoi, dans cette très courte brève, noyée entre les suites du crash et les affaires de pédophilie dans l'éducation, pourquoi prendre le temps de mentionner...une omission dans une déclaration ministérielle ?

La concurrence des transporteurs routiers de l'Est est-elle (au moins partiellement) responsable de la déconfiture de l'entreprise française ? Dans les articles consacrés au sujet par la presse de référence, pas un mot sur cet aspect. Ainsi, cet article du Monde multiplie les détails sur les causes internes de l'issue tragique, insiste, comme tous les autres, sur le partage des responsabilités entre l'actionnaire et les syndicats, mais pas un mot sur les transporteurs de l'Est. D'ailleurs, et le titre le dit bien, Mory Global a été victime de "la fatalité".

Si l'on veut tenter d'en savoir davantage sur la mystérieuse phrase du journal d'Europe 1, il faut, une fois de plus, s'aider ingénieusement de l'ami Google, par exemple en tapant "Mory concurrence déloyale". Et voici, ô surprise, que surgit au premier rang des recherches ce communiqué de Florian Philippot, qui dénonce "la concurrence déloyale et féroce de groupes étrangers". Aucune donnée chiffrée, aucune preuve, rien, mais l'argument figure en première place, dans les causes alléguées de la déconfiture.

A la télévision de service public, soucieuse de livrer tous les points de vue sans fâcher personne, cela donne le résultat que l'on pouvait voir hier soir au 20 Heures de France 2 : après un reportage s'ouvrant sur l'image pittoresque de Thomas Hollande, avocat du CE de l'entreprise, Pujadas posait à son spécialiste économique une question pateline et innocente -"On parle aussi beaucoup de la concurrence des pays d'Europe centrale, c'est un facteur important ?"- et le spécialiste répondant que oui David, c'est un facteur important, regardez donc combien coûte un chauffeur polonais. Evidemment, aucune allusion dans la séquence aux implications politiques du débat, on est dans les chiffres, rien que dans les chiffres, dans les chiffres bruts. Comme l'autre semaine à propos du désengagement de l'Etat dans Safran, France 2 reprenait ainsi l'argumentation FN sans mentionner son origine. Les illustrations sont désormais quotidiennes, de la manière dont le poids idéologique du FN inhibe l'information économique, et la soumet à d'impossibles contorsions.

Sans doute le cas Mory mériterait-il une enquête d'investigation ambitieuse, libre et non faussée. A qui la faute ? A un patron vorace ? A des syndicats intransigeants ? Aux insuffisances de la réglementation européenne sur les travailleurs détachés ? Mais c'est justement cette enquête qui n'est pas faite, l'information restant coupée en deux entre la propagande europhobe lepéniste et une presse mainstream tétanisée, qui ne souffle mot du problème (surtout, ne pas désespérer l'électeur européen, ou ce qu'il en reste). Entre les deux, rien. Cela ne dit pas grand chose sur l'industrie du transport, mais beaucoup sur la misère du journalisme.

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