Migrants : le devoir d'invisibilité
Daniel Schneidermann - - 0 commentairesHeureusement que les chaînes ne les montrent pas !
Heureusement qu'on ne les voit encore qu'en fouillant bien les réseaux sociaux. Heureusement qu'il y avait le short à carreaux du vainqueur de Roland Garros ! Et le congrès de Poitiers. Et le G7. Car les scènes irréelles de dispersions des rassemblements de migrants par la police, depuis quelques jours, dans le nord de Paris, d'abord sous le métro Chapelle, puis devant l'église Saint Bernard et enfin, lundi, devant la halle Pajol, donnent une image confondante, et presque angoissante, de l'évanescence de l'Etat. Où est passé l'Etat, l'Etat qui définit une politique, et tient un discours ? Et que veut la France de Hollande, en envoyant ses CRS pousser à toute force des migrants...dans les wagons de métro, dont ils redescendront à la station suivante ?
Dans son reportage de Mediapart, Carine Fouteau parle de "stratégie de l'invisibilité". Ce serait donc ça, et rien d'autre ? Face à la question des migrations d'Afrique, qui s'annonce comme un défi intellectuel, politique et économique majeur pour l'Europe dans les années qui viennent, il n'y aurait pas d'autre réponse qu'invisibiliser. Ni expulser, ni intégrer, ni même tolérer : le compromis hollandiste, à la "Léonarda et elle seule", dans toute sa majesté. Simplement disperser. Disperser, dissoudre, évaporer, gazéifier. Acte étant pris que le problème n'est pas la présence des migrants, mais leur visibilité (toute relative, d'ailleurs. Qui avait filmé le campement de La Chapelle avant son expulsion vendredi ?), vider donc à la petite cuiller l'océan du malheur. Invisibiliser les migrants, comme on invisibilise les chômeurs, les vieux, les fous, la mort elle-même. Quelqu'un, dans un ministère, à Matignon, a-t-il théorisé cette solution de l'invisibilité ? Existe-t-il des compte-rendus de réunions, des PV, des circulaires ? Ou bien s'est-elle imposée seule comme la solution de l'évidence, a-t-elle aimanté comme limaille toutes les énergies de l'Etat ? Beau sujet pour les chercheurs.
Quels qu'en soient les auteurs, cette stratégie produit ses images, comme celle-ci, tweetée par Pascal Julien, conseiller EELV de Paris, et qui court sur les réseaux depuis hier, de ce billet, montré par un migrant passé par Calais. Ce droit à dormir "où il veut" dehors, qu'il faudrait d'urgence rajouter aux droits de l'homme, lui aurait été accordé par l'antenne de l'Office Français de l'Immigration et de l'Intégration de Lille. L'Etat évaporé au sommet, reste toujours, à la base, dans son éternelle créativité, l'administration.