"Meme Shooter" : derrière l'assassinat de Charlie Kirk, ce phénomène mal traité par les médias
Thibault Prévost - - Numérique & datas - 17 commentairesCe nouveau profil de terroriste revendique la tuerie au nom d'Internet. Peu de médias savent en décrypter les racines.
L'assassin présumé de Charlie Kirk, aux douilles gravées de mèmes, est l'archétype d'un nouveau profil de terroriste né avec la décennie 2020 : le "meme shooter". Solitaire mais extrêmement connecté, nihiliste mais fan de plusieurs extrémismes, il est le reflet d'un climat politique régi par l'engagement algorithmique et la destruction du sens. Un profil fabriqué à partir des logiques d'Internet, hors des catégories politiques traditionnelles, que les médias peinent à comprendre. Et donc, à dépeindre.
"Groypers". "Helldivers 2". "Bella Ciao". "OwO". "Furries"... Aucun de ces mots ne vous parle ? Rassurez-vous, vous n'êtes pas seul·e. Mieux : ils sont même conçus pour ça. Pour séparer ceux qui savent de ceux qui ne savent pas. Pour séparer les sorcier·es des Moldu·es des Internets, au premier rang desquels : les journalistes de presse généraliste. Ces incantations numériques, qui n'auraient jamais dû quitter le monde magique des forums où elles sont habituellement prononcées, vous les avez peut-être croisées récemment au détour d'articles du Monde, du Parisien, voire sur les plateaux des chaînes d'info. Ces symboles, ce sont ceux qui flottent autour de Tyler Robinson, 22 ans, assassin présumé de l'idéologue suprémaciste états-unien Charlie Kirk, qui s'est rendu aux autorités le 12 septembre dernier après 33 heures de cavale.
Sur le campus de l'université de l'Utah, la police retrouve l'arme du crime et quatre douilles, toutes gravées de phrases à peu près incompréhensibles au commun des mortels : "Notices bulge, OwO. What's this?" , "Hey fascist! Catch! ↑→↓↓↓ " , "If you read this, you are GAY lmao" , et le plus familier, "O Bella ciao, Bella ciao, Bella ciao, Ciao, Ciao !". Commence alors le jeu préféré des Internets : la grande exégèse collective, qui fournira en quelques heures la matière première des articles de décryptage écrits par des journalistes en plein choc culturel.
Ces "formules cryptiques"(TF1), ces "messages étranges"(20 Minutes), ces"inscriptions énigmatiques"(Ouest-France) sont disséqués, analysés, décortiqués, avec un mélange de perplexité et de stupéfaction. Rapidement, la presse états-unienne (conservatrice comme libérale), notre bonne vieille presse Bolloré et même l'AFP parviennent à un consensus : Tyler Robinson, "radicalisé politiquement", a laissé des messages "antifascistes" (qui, selon Fox News, "éclairent les motivations de l'auteur"), et son acte devient indéniablement un "attentat d'extrême-gauche". Trump et son administration, qui décrivent Robinson comme un "gauchiste radical", approuvent. Le Wall Street Journal plonge tête la première et affirme, sans preuve, que Robinson adhère à "une idéologie transgenre et antifasciste", avant de se rétracter face aux faits.
Seuls le New York Times, qui identifieun "style de communication énigmatique et codé, utilisé par les [personnes] extrêmement connectées", et Libération, en France, qui y voit des "références cryptiques à la culture Internet"impossibles à situer dans le champ des radicalités politiques, saisissent correctement le sujet. Le magazine TIME, dans un bel aveu d'analphabétisme, titrera sur ce suspect qui a "laissé des messages sans motivation".
Plus que le portrait que la presse a d'abord dressé de l'assassin présumé de Charlie Kirk, Tyler Robinson est avant tout un jeune Américain qui, comme la majeure partie de sa génération, est à peu près constamment connecté et, comme 85% des adolescents états-uniens, joue aux jeux vidéo. "Tu te souviens comment je gravais des balles ? Ces putains de messages sont surtout des gros mèmes. Si je vois «Notices bulge uwu» sur Fox News, je risque de faire un AVC." Voilà ce qu'il écrivait, par exemple, au moment de confesser son acte. Cela, les médias généralistes auraient pu le comprendre en disséquant les références contenues sur lesdites balles. Alors allons-y point par point.
Parlez-vous shitpost ?
La phrase "Notices bulge, OwO. What's this?", née il y a environ dix ans, est une vanne pas franchement traduisible sur la communauté furry, une sous-culture de jeu de rôle (parfois sexuel, mais pas seulement) articulée autour de tenues d'animaux anthropomorphes. "Hey fascist? Catch ↑→↓↓↓" émane du jeu vidéo Helldivers 2, un shooter bien gras sorti en 2024 qui revisite la satire antifasciste (les héros blancs et musclés à la Leni Riefensthal contre l'envahisseur alien) du Starship Troopers de Paul Verhoeven : la séquence de flèches, qui permet de larguer une énorme bombe sur ses ennemis, est devenue pour la communauté de joueurs une allégorie de l'argument massue. Le "si tu lis ça, t'es gay mdr", n'est rien de moins qu'une des vannes les plus anciennes (et les plus débiles) de la culture du trolling. Il faut enfin comprendre les paroles de Bella Ciao dans un contexte nord-américain : pour Tyler Robinson, le chant révolutionnaire italien n'a probablement pas grand-chose à voir avec la Seconde guerre mondiale et Yves Montand, mais plutôt avec la série La Casa de Papel, le jeu de shoot Far Cry 6, voire la communauté des "groypers", un groupe de suprémacistes blancs, menés par le militant néonazi Nick Fuentes et réunis sous la bannière de la grenouille fasciste Pepe, en laquelle Tyler Robinson s'est grimé à l'adolescence. Bref, un potage symbolique pour quiconque n'a pas fait shitpost LV1.
Au-delà de son lien avec Internet, Tyler Robinson ne vote pas, n'est affilié à aucun parti, et fréquente des sphères idéologiques opposées. Venu d'une famille de Mormons pro-Trump (Robinson décrit son père comme "un énorme MAGA"), il est en relation avec son colocataire trans et s'insurge donc (logiquement) contre la transphobie de Charlie Kirk - qui, rappelle Libération, décrivait la transidentité comme "un délire mental", entre autres déjections misogynes, racistes et xénophobes. Mais contrairement à ce qu'affirme le gouverneur Républicain de l'Utah Spencer Cox, Tyler Robinson n'a pas non plus été radicalisé vers "une idéologie gauchiste" par "le deep dark Internet, la culture Reddit et d'autres recoins sombres du Web". Tyler Robinson est simplement la dernière incarnation d'un sujet politique émergent et médiatiquement nébuleux : le meme shooter, reflet radical d'un zeitgeist états-unien à la fois nihiliste, violent, insensé et furieusement spectaculaire.
Un profil qui utilise la logique même des médias : l'instrumentalisation des machines à diffusion de l'information, des algorithmes des plateformes aux articles de presse, fait partie intégrante du mode opératoire du troll shooter, qui a parfaitement saisi les réflexes sclérosés de la profession – l'obsession à vouloir donner du sens, à catégoriser politiquement, à faire entrer un phénomène insensé dans les cases rassurantes de la raison. Pour Taylor Robinson, mission accomplie: la presse s'est embourbée dans une exégèse politique impossible, la vidéo de l'assassinat tourne en autoplay sur les plateformes, entre un dance challenge et un mème rigolo, et Charlie Kirk, inconnu hors des États-Unis il y a encore un mois, est désormais le symbole christique de l'internationale néofasciste.
Les soldats du chaos épistémique
Depuis 2019 et l'attaque de la mosquée de Christchurch (Nouvelle-Zélande), durant laquelle Brendan Tarrant s'est filmé en direct sur Facebook en suggérant à son public de "souscrire à PewDiePie" – alors le Youtubeur le plus célèbre de la planète – un nouvel archétype de type de terroriste a émergé en Occident, avec son mode opératoire distinct. À l'intersection de la culture web de niche, de l'univers du jeu vidéo et des logiques de viralité des réseaux sociaux, il transforme la tuerie de masse en un objet multimédia (livestream, manifeste textuel ou vidéo, mèmes) aussi cathartique que performatif, construit et chorégraphié à partir des mécaniques des jeux vidéo - une véritable ludification (gamification) de l'acte terroriste.
Ces cinq dernières années, les imitateurs (copycats) de Brendan Tarrant se sont multipliés. Son champ lexical et ses mèmes sont repris, disséminés et amplifiés par les auteurs de chaque nouvelle attaque, enrichissant sans cesse une mythologie mortifère, et diluant constamment sa signification dans a grande mélasse sémiologique du Web. Mais contrairement à Tarrant, un extrémiste à l'idéologie structurée, qui considérait la mémétique au prisme de la propagande politique et enjoignait dans son manifeste à "faire des mèmes, poster des mèmes, diffuser des mèmes", car "les mèmes ont plus fait pour le mouvement ethno-nationaliste que tous les manifestes", les troll shooters contemporains ne sont pas tant des militants que des influenceurs en plein hors-piste politique, qui réduisent l'horreur à une simple esthétique au service de la réputation et du spectaculaire.
Jeune, le plus souvent seul, extrêmement connecté et en pleine confusion idéologique, le meme shooter contemporain masque une motivation nihiliste en piochant et assemblant des éléments dans un catalogue d'idéologies radicales – quitte à se réclamer parfois simultanément du néonazisme, de l'antifascisme, du nationalisme chrétien et du djihadisme, pourvu que ce soit violent. "Bonne chance avec le profilage numérique", écrivait ainsi le suspect d'une fusillade dans un local de l'ICE (la police anti-immigration états-unienne) le 25 septembre dernier. Dans une enquête du Monde publiée en 2023, deux ados français, nihilistes et incel, fascinés par Hitler et l'État islamique, rêvaient tout haut de leurs futurs attentats... comme on rêvait jadis de passer à la télévision: "«On va être sur Google, la Une des journaux, génial », écrit Raphaël. « Nos visages sur Internet, des documentaires, répond Ugo. Nous sommes des dieux du chaos et de la vengeance. »" L'idéologie est devenue secondaire; seule importe l'exposition médiatique, la captation de l'attention collective, l'engagement sur les réseaux sociaux, et la postérité.
L'irruption du shitpost en prime time sur la bonne vieille téloche, l'absurde d'un journaliste de plateau lisant des mèmes en direct sans en comprendre la fonction : tel est l'objectif de ces soldats du chaos épistémique. Leurs tueries sont scénarisées pour un public extrêmement précis : leur communauté, celle des prochains copycats. Robin Westman, née Robert, autrice de la tuerie de Minneapolis le 27 août dernier, avait par exemple inscrit les noms de 13 autres tueurs de masse sur ses armes, manière de s'inscrire dans une lignée tout en rendant "hommage" à ses prédécesseurs. Sur ses douilles étaient inscrits un "Lenny face"( ͡° ͜ʖ ͡°) et le mot "skibidi", objet culturel massif de la Gen Z. On trouvait enfin une référence particulièrement niche et meta –Loss.jpg, pour celleux qui savent –, qui fonctionne comme un signe d'appartenance à une communauté de shitposters.
Et tous les supports sont bons. L'utilisation des douilles, voire des armes elles-mêmes, comme medium d'expression mémétique remonte quant à elle à Anders Breivik, le terroriste suprémaciste auteur de la tuerie d'Utoya en 2011, aux armes ornées des mots "Gungnir" (la lance mythique d'Odin) et "Mjolnir" (le marteau mythique de Thor). Depuis, huit autres terroristes, sans compter l'anomalie Luigi Mangione et ses douilles gravées des mots "Deny, defend, depose", ont repris la pratique.
Là encore, la reprise des symboles "ne se lit pas seulement comme un hommage mais une déclaration d'appartenance à une lignée extrémiste imaginée. Cette cohérence esthétique permet à des "loups solitaires" de se situer au sein d'une communauté symbolique", écrit le chercheur Yannick Veilleux-Lepage. Agissant comme un "autoportrait collectif", selon le spécialiste de la mémétique Aidan Walker, la grammaire mémétique unit des foules d'individus aliénés et solitaires dans une forme d'appartenance de classe - la classe Wojak, celle des connecté·es en phase terminale. Chaque nouvelle attaque, écrit le journaliste Charlie Warzel pour The Atlantic, est un spectacle à destination de la communauté, avec l'intention d'accéder au statut de légende.
Une "fandom" incomprise des médias
Au fil des années, une véritable aesthetic de la violence s'est installée, niche, argotique, imperméable au grand public. En 2025, dans certaines sphères numériques étanches au regard journalistique généraliste, la tuerie de masse est un contenu parmi d'autres, une monnaie d'échange de la réputation en ligne. L'année précédente, l'anthropologue des communautés en ligne Katherine Dee réalisait sur Tablet que les admirateurs de tueurs de masse forment un fandom, une sous-culture parmi d'autres, qui fonctionnent exactement de la même manière que le fandom d'Harry Potter ou de Star Wars. Dans ces autels, un massacre s'évalue comme un produit culturel et un terroriste est un influenceur comme un autre, avec qui d'aucuns créent des relations parasociales. Un mouvement, le True Crime Community (TCC), qui compterait plus de 70 000 membres et est classé comme organisation terroriste en Russie, voue un véritable culte à "Eric" (Harris) et "Dylan" (Klebold), les meurtriers de Columbine en 1999, événement matriciel de "l'extrémisme nihiliste violent" (nihilist violent extremism, NVE) devenu, au fil des distorsions collectives, un véritable mythe, fait de revanche sociale et de violences scolaires, pour des légions de "Columbiners".
En fonction des plateformes, de Tumblr à Discord et Telegram, ces communautés déifient les auteurs d'attaques, décrits comme des "dieux", des "saints" ou des "héros", voire des "martyrs", créent des fan arts et des playlists à leur gloire, débattent des meilleures tueries, voire s'encouragent à en commettre davantage. A chaque plateforme sa fonction.Selon un rapport de l'Institute for Strategic Dialogue paru en 2024, "un écosystème de contenu glorifiant les tueurs de masse, facilement accessible aux mineurs, sur une variété de plateformes dont TikTok, Discord, Roblox, Telegram et X". Ces contenus mainstream servent ensuite de "porte d'entrée vers des sites moins modérés comme Discord et Telegram, où la glorification des terroristes, le discours de haine et les contenus gore sont librement échangés", selon l'institut, qui conclut que "la majorité des contenus est créée par des mineurs, pour des mineurs". Sur Roblox, sur Minecraft, des enfants reproduisent des attentats célèbres dans un roleplay macabre. Un phénomène qui prolifère dans un angle mort médiatique total, excepté pour la presse spécialisée comme Wired.
Au fond du puits numérique, d'autres organisations, plus structurées politiquement, prolifèrent sur cette viralisation de l'attentat. Jusqu'en 2024, les réseaux du "Terrorgram" , définie commeorganisation terroriste aux États-Unis, endoctrinaient au "Djihad blanc" aussi bien de jeunes Américains que de jeunes Français. Aujourd'hui, ces réseaux ont muté. A l'image des sectes prédatrices "764" ou de "l'Ordre de Neuf Angles (09A)", réunies sous la bannière du Com Network, entités bien réelles qui semblent pourtant sorties d'un pur imaginaire complotiste et occulte. Véritables pot-pourri de satanisme, de suprémacisme et d'accélérationnisme (un courant qui vise à accélérer l'effondrement du système politico-économique en le déstabilisant de l'intérieur), elles mêlent pédocriminalité, chantage et endoctrinement pour pousser des jeunes occidentaux à commettre des attentats, écrit le chercheur Marc-André Argentino pour le Global Network on Extremism and Technology.
Une menace diffuse et adjacente, qui instrumentalise les pratiques des fandoms traditionnels – un argot numérique, un humour incompréhensible aux non-initiés, une esthétique extrêmement codifiée – à des fins de terreur nihiliste. Et utilise les médias de masse, ces temples en déréliction d'une civilisation à moitié disparue, pour réaliser le trolling ultime.