Medias : comment accueillir le "radicalisé" Piketty ?

Laura Raim - - 169 commentaires

Evénement éditorial de la rentrée, "Capital et idéologie" de Thomas Piketty esquisse des pistes pour "dépasser la propriété privée". Une perspective qui n'est pas du goût des grands médias, pourtant obligés de parler de l'ouvrage de "l'économiste français le plus célèbre du monde".

Taxer les riches à 90%, ce n’est pas très raisonnable dans une "start-up nation", c’est même franchement populiste. Problème : que faire lorsque celui qui prône un tel affront envers les "premiers de cordée" ne s’appelle pas Jean-Luc Mélenchon mais Thomas Piketty, directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Ecole d’économie de Paris ? Non seulement l'économiste est sérieux, mais en plus il a du succès. Son Capital au XXIe siècle a été vendu à 2,5 millions d’exemplaires et traduit dans plus de 40 langues, rappellent systématiquement, en guise d’introduction, les journalistes qui l'accueillent. "Un exploit rarissime pour un essai – et pour un auteur français", signale L’Opinion

La parution le 12 septembre de son nouvel ouvrage, Capital et idéologie, ne pouvait être que "l’événement de la rentrée", du moins pour "les principaux médias de la social-démocratie", comme dit Mediapart : Le Monde,L’Obs et France Inter ont été les seuls à être "dispensés" de respecter l’embargo et ont consacré de volumineux dossiers à l’essai, relève le site d'investigation, qui n’a pas eu droit aux mêmes faveurs. Libération a, pour sa part, invité l’économiste à camper le rôle de rédacteur en chef le jour de la sortie du livre. Mais même les médias plutôt libéraux ne peuvent faire l’impasse sur les travaux de l’économiste français le plus célèbre du monde.

"Un pavé"

Comment en parler ? Le poids du livre, d’abord, est abondamment commenté. "Plus d’un kilo de papier par exemplaire", note Courrier international. Sur BFM TV, Emmanuel Lechypre tente un gag sonore en lâchant lourdement le livre sur la table, déclenchant l’hilarité des présents : "Oh la ! Il avait un truc lourd à porter… " s’amuse Karine Bergniol. 

 Le Guardiany voit le dernier Guerre et Paix de l’auteur, tandis que 28 minutes sur Arte compare "l’économiste star" à Chateaubriand. Plus de mille pages, est-ce trop long ? Ici se dessine un premier clivage politique, les titres présumés sympathisants s’empressant de rassurer le lecteur dubitatif. Dans un encadré intitulé "1232 pages ? Ah oui, quand même", les journalistes de L’Obs assurent qu’il "ne faut pas se laisser impressionner". Charitable,  le directeur adjoint de la rédaction Pascal Riché s’est même employé à résumer les 1232 pages en 1232 caractères. Sur France Inter, Léa Salamé et Nicolas Demorand insistent aussi : "C’est parfaitement lisible pour les profanes que nous sommes". C'est seulement en off qu'ASI recueille des avis de journalistes de médias de gauche plus mitigés : "C’est beaucoup trop long, on sent que l’éditeur n’a pas osé exiger des coupes".

La presse libérale fait moins de manières. "Les 1200 pages sont ennuyeuses et barbantes" tranche, sans craindre d'être redondant, Mathieu Mucherie, économiste chez BNP Paribas Assurance, sur le site Atlantico. Estimant que le livre est "quatre fois trop long", le journaliste du Figaro Jean-Pierre Robin se livre à un petit calcul à partir de la "quarantaine (d’heures nécessaires) en lecture rapide, pour parvenir au bout des 1232 pages du pavé. Au tarif syndical de la presse parisienne de 66,98 euros le feuillet, notre recension est donc rémunérée 3 euros de l’heure". Plusieurs médias de droite prennent d’ailleurs un malin plaisir à préciser que Le capital au XXIe siècle a été plus acheté que lu. "Un chercheur a pu s’amuser à calculer que, sur la liseuse d’Amazon par exemple, seuls 3% des acheteurs étaient allés au-delà de la page 30", indique Nicolas Beytout (spécialiste des "ménages d'entreprise") sur la matinale d’Europe 1. Le principal intéressé n’est pas dupe : "C’est un peu long mais il faut prendre son temps, il faut pas chercher à faire semblant de l’avoir lu trop rapidement ", préconise Piketty sur C à vous.

"C'est Pas un hurluberlu"

Mais gloser sur le nombre de pages et de ventes des livres n’exonère pas complètement d’aborder le fond. Si Piketty s’attache à étudier "l'histoire des systèmes de justification de l'inégalité", ce sont surtout les propositions du chapitre "Éléments pour un socialisme participatif au XXIe siècle", visant à "dépasser le capitalisme" et la propriété privée, qui retiennent l’attention des médias. L’économiste esquisse en effet des pistes fiscales originales pour inventer une propriété à la fois "sociale" -grâce à une cogestion poussée dans les entreprises et un plafonnement à 10% du droit de vote des grands actionnaires -, et "temporaire" - sous l’effet d’un impôt annuel et fortement progressif sur la propriété. Ce dernier financerait "un héritage pour tous" qui permettrait à tout citoyen de recevoir à 25 ans un capital de 120 000 euros, et ainsi de mettre en place une forme de "circulation permanente des patrimoines".

Comment contrer de telles folies ? La disqualification par principe n’est pas possible. Car Piketty n’est "pas un hurluberlu" est obligé d’admettre Christophe Moulin sur LCI. "Ah non non, il bosse beaucoup", confirme la chroniqueuse éco Isabelle Gounin sur le même plateau. Son dernier livre "était très documenté, très érudit" consent Nicolas Beytout sur Europe 1. C’est "un authentique chercheur, un des plus grands spécialistes mondiaux des inégalités, qui a passé des années à décortiquer d’ingrates données sur les revenus et les patrimoines et a largement contribué au progrès des connaissances dans ce domaine. Notamment à travers la création d’une gigantesque base de données, la World Inequality Database, alimentée par plus de 100 chercheurs dans 80 pays", concède Pierre-Antoine Delhommais dans Le Point, qui ne se prive pas cependant d’un sarcasme sur la légitimité de l’auteur "à parler des inégalités" en raison de sa "connaissance intime des hauts revenus grâce à l’extraordinaire succès mondial de son précédent ouvrage". La pique rappelle le procès en incohérence qui a maintes fois été adressé à Bernie Sanders, devenu millionnaire grâce aux ventes de son livre Our Revolution. Toujours est-il que Piketty est pris au sérieux. Autant les économistes dits "hétérodoxes", qu’ils soient par exemple marxistes ou keynésiens, peuvent être traités de dangereux "négationnistes" par les gardiens de la doxa néolibérale Pierre Cahuc et André Zylberberg, (voir notre article), autant les chercheurs comme Piketty qui s’appuient sur des masses de données empiriques sont considérés comme de "vrais scientifiques".

EXPROPRIATION

Comment, alors, désarmer ses propositions ? "J’ai appelé pas mal d’économistes, ils sont quand même beaucoup plus réservés, ils disent que les propositions sont irréalistes, parce que finalement, ce droit à la propriété, c’est un droit qui existe depuis des millénaires, et ce que propose Piketty, c’est ni plus ni moins une forme d’expropriation", affirme sur LCI, Isabelle Gounin, qui n’éprouve pas le besoin d’étayer davantage.

Si elle prend acte du creusement des inégalités, ("alors c’est vrai qu’aujourd’hui, quand même, 10% des ménages concentrent 50% des propriétés en France"), d’autres chroniqueurs ne s’encombrent pas de tels diagnostics.

Alignant les arguments traditionnels des libéraux, Nicolas Beytout affirme par exemple sans sourciller : "Nous sommes déjà le pays développé le plus taxé au monde, celui où les inégalités sont les moins fortes et où, pourtant, la demande égalitariste est la plus pressante". Une autre tactique, à certains égards plus radicale, consiste à reconnaître la concentration croissante des richesses, mais à refuser d’y voir un problème : "Ce qui importe, ce n’est pas d’appauvrir les riches, au surplus de manière arbitraire, mais d’enrichir les pauvres. C’est ce que fait le capitalisme avec bonheur depuis plusieurs siècles maintenant, n’en déplaise à Monsieur Piketty", affirme dans une tribune du Figaro Vox le juriste Jean Philippe Feldman.

"une belle caution gauchiste au journal"

Difficile, au final, de se faire une idée sur le degré de radicalité de ses propositions, les signaux médiatiques étant pour le moins brouillés. Alors que Piketty critique régulièrement la politique économique de Macron, le voilà encensé par des titres comme Le Monde, Libé et L’Obs, qui ont plutôt soutenu l’ascension du candidat En Marche. "Cette grosse promo de Piketty a permis d’apporter une belle caution gauchiste au journal, confie en off à ASI un journaliste de Libé. En même temps, c’est sans risque pour Joffrin, qui sait très bien que personne n’est en position de pouvoir appliquer les mesures les plus radicales". D’où la sérénité de Mathieu Mucherie, sur le site Atlantico. "Thomas Piketty ne dérange en réalité personne. Lorsqu'on a fini son livre, on se demande qui il a attaqué… Les riches ? Si je suis riche, je ne suis pas effrayé par ce que dit Piketty : sa coordination mondiale ne réunira jamais tous les pays, sa cogestion ne fera pas peur à beaucoup de capitalistes. S'il avait parlé de remise de dette, il aurait fâché tous les banquiers. S'il s'était attaqué au cocotier monétaire, il se serait attaqué à ceux qui ont vraiment du pouvoir : les banquiers centraux."

Paradoxalement, c’est non pas dans la presse de droite revendiquée, mais dans la matinale de France Inter, qu’on a pu entendre les réactions les plus outrées. Piketty, qui a toujours marqué ses distances avec le marxisme et avec l’extrême gauche en général, a beau répéter sur tous les plateaux que les États-Unis ont taxé les revenus jusqu’à 90 % dans les années 30 sans freiner la croissance ni tomber dans un régime bolchévique, Léa Salamé et Nicolas Demorand surjouent l’effroi lorsqu’ils le reçoivent. "Finalement, vous voulez éradiquer les riches, d’une certaine manière ?", lance l’animatrice. "Est-ce que ce n'est pas philosophiquement liberticide que de dire ça : il faut en finir avec les milliardaires ?" demande celle qui détecte une "logiquedu bouc émissaire". De son côté, Demorand évoque les "spoliations" de la Révolution française : "On pourrait se dire, on ne les éradique pas (les riches) en les fusillant, mais avec l'arme fiscale." 

Un affolement  qui a au moins le mérite d’illustrer à merveille "l’idéologie propriétariste" dépeinte dans le livre, qui pousse des journalistes de la radio publique à se préoccuper du sort des ultra-riches, pourtant les premiers bénéficiaires des politiques fiscales du gouvernement actuel.

Si l’accueil en grande pompe que lui ont réservé Le Monde, Libé et L’Obs invite à relativiser la teneur révolutionnaire que lui prêtent les animateurs de France Inter, un penseur marxiste comme Cédric Durand l'estime tout de même assez radical. "Certes, il ne dit pas grand-chose sur les questions de production, ni sur l’importance des politiques industrielles et de l’intervention étatique ou de la perspective des communs. Mais ses propositions sont significatives. Plafonner à 10% le droit de vote des grands actionnaires représenterait un coup d’arrêt très fort à la financiarisation de l’économie", nous affirme le maître de conférences à l'Université Paris 13, qui salue la relative radicalisation de Piketty : "Il ne met plus seulement l’accent sur la redistribution et la justice fiscale, mais sur la limitation de la propriété, même si son outil principal demeure fiscal." 

Pour le chercheur , "qu’un hebdo comme L’Obs fasse sa Une sur Piketty et titre ‘Il est temps de dépasser le capitalisme’ n’est pas anecdotique. Dans un contexte de rapport de force défavorable pour les progressistes, Piketty contribue à diffuser dans les  médias mainstream la critique de l’idéologie propriétariste, ce n’est pas rien. C'est un symptôme positif".

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