Masques : les hypermarchés ont-ils fait des stocks?

Thibault Prévost - - 48 commentaires

Trop pressés de rentrer dans la bataille des masques, les patrons de la grande distribution ont tous annoncé des chiffres faramineux pour le 4 mai. De quoi faire hurler les soignants, qui réclament la réquisition des stocks.

Des masques, comme s'il en pleuvait. Le 29 avril, les patrons de la grande distribution française, venus en meute sur les plateaux télé et radio, ont rivalisé d'emphase pour attirer le chaland. Leclerc, Intermarché, Carrefour, partout la même promesse : toujours plus de stocks disponibles, à des prix toujours plus bas, d'ici le 4 mai - date retenue par le gouvernement pour la mise à disposition des masques chirurgicaux et à usage unique dans les grandes surfaces, alors que les pharmacies sont à nouveau autorisées à vendre des masques alternatifs en tissu, dits "grand public" depuis le 26 avril. Et les prix, alors ? L'ensemble de la grande distribution (Auchan, Aldi, Carrefour, Colruyt, Cora, Groupe Casino, Intermarché, Leclerc, Lidl, Netto, Supermarché Match et Système U) l'a promis dans un communiqué, diffusé le 29 avril sur le site du ministère de l’Économie : la marchandise sera vendue "avec une marge minimale. Le prix de base d’un masque grand public sera de l’ordre de 2 à 3 euros(...). Le prix d’un masque à usage unique sera inférieur à 1 euro (...)."

Depuis quelques jours, la guerre des chiffres s'intensifie. Signe de l'importance des enjeux, ce sont les patrons des grands groupes qui sont venus en personne jouer les VRP auprès des médias. Thierry Cotillard, PDG des supermarchés Intermarché et Netto, annonce sur RTL avoir commandé 100 millions de masques chirurgicaux (dont 10 millions réservés aux professionnels), dont 30 millions disponibles dès le 4 mai, par lots de 50, uniquement sur réservation, notamment des clients détenteurs d'une carte de fidélité, à 59 centimes le masque. Réponse, sur BFM Eco, de Michel-Edouard Leclerc, PDG du groupe éponyme : 170 millions de masques ont été "commandés et sécurisés" par l'enseigne, par boîtes de 50, et seront délotés puis vendus par 10 dans les prochaines semaines, à 50 centimes pièces.

Et quelques heures plus tard, sur le plateau de BFM TV, le patron de Carrefour, Alexandre Bompard, surenchérit avec un chiffre fou : "on est en mesure d’annoncer qu’on a sécurisé pour la période 225 millions de masques, 175 millions de chirurgicaux, 50 millions en textile, pour nos clients", en plus des 70 millions déjà distribués aux salariés. Les masques seront vendus en caisse, par lots de 5 et de 10, précise Bompard, et 10 millions seront en magasin dès le 4 mai avant de monter progressivement en puissance. Prix : "environ 60 centimes pièce", assure BFM. Bien en-dessous de la limite de 95 centimes par masque fixée le 1er mai par la secrétaire d'Etat Agnès Pannier-Runacher dans un nouveau communiqué... mais toujours cinq à six fois supérieur aux prix pratiqués jusqu'en février dernier, rappellent des médecins interrogés par LCI. Pour une famille de quatre, BFM a calculé qu'il en coûterait entre 30 et 50 euros par mois, selon qu'ils choisissent des masques en tissu ou jetables.

Une "surenchère de l'indécence"

500 millions de masques disponibles à prix discount dans les semaines à venir : tel est le miracle réussi par la grande distribution française. Et pourtant, cette communication tonitruante risque bien de lui revenir en pleine tête. Difficile en effet de comprendre une telle opulence alors que les gouvernements du monde entier se battent sur les tarmacs chinois pour équiper en catastrophe des soignants obligés de composer avec une pénurie de matériel et des protections livrées au compte-gouttes. Des soignants qui ne digèrent pas l'annonce de cette surprenante corne d'abondance et posent la question qui fâche : la grande distribution a-t-elle constitué des réserves de masques en prévision du 4 mai, alors que la distribution des stocks réquisitionnés par l'Etat est encore insuffisante et que la réponse gouvernementale à la pénurie a été globalement un fiasco, comme le révèle Libération le 2 mai ? Que signifie réellement le terme "sécurisé", employé à la fois par Michel-Edouard Leclerc et  Alexandre Bompard pour évoquer leur nombre respectif de masques? Sont-ils commandés, ou bien déjà livrés sur le sol français?

Pour les représentants de la santé, le doute est permis. Le 30 avril, les présidents de sept ordres de médecins et professions médicales ont démontré l'étendue de leur "consternation et [leur] dégoût " dans un communiqué, titré "les masques tombent", qui fustige les "profiteurs" et leur "surenchère de l'indécence". Le même jour, le président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), Philippe Besset, allait encore plus loin en réclamant "instamment", dans une lettre ouverte à Olivier Véran, "de réquisitionner les stocks détenus par le groupe Leclerc et plus généralement, par la grande distribution, afin que ces masques soient remis prioritairement aux populations en ayant le plus besoin". Le dispositif de réquisition est prévu par le décret du 23 mars dernier décrivant l'ensemble des mesures de lutte contre l'épidémie. "Ces masques doivent avant tout servir à protéger les populations et non à assurer la promotion d’enseignes de la grande distribution", conclut le texte. La colère est également palpable chez les pharmaciens interrogés par Le Monde, qui se sentent floués par les décisions du ministère de l'Economie après avoir suivi pendant des semaines les recommandations du ministère de la Santé.

"Faut arrêter le délire"

Du côté de la grande distribution comme du gouvernement, on nie l'existence d'un tel stock de masques.Le 1er mai, la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) s'attaquait au message "outrancier et diffamatoire"des professionnels de santé et assurait qui "il n’y a pas de stocks cachés. Les chiffres annoncés par les enseignes concernent les commandes effectuées, qui ne vont être livrées que très progressivement, avec une disponibilité plus rapide des masques à usage unique que des masques en tissu réutilisables." Elle rappelle en outre que les masques seront commercialisés "à prix coûtant ou avec une marge minimale" et s'autorise à tacler les pharmaciens, qu'elle "appelle (...) à en faire autant, pour l’intérêt général des Français." Sur sa page Facebook, Michel-Edouard Leclerc affirme que "le gouvernement a donné le même timing de déconfinement à tous : buralistes, pharmaciens, supermarchés et industriels. Sitôt l’autorisation donnée par les pouvoirs publics, chacun a pu lancer ses commandes. Pas de stock caché dans un hangar ! Faut arrêter le délire. (...) Tout est transparent avec les autorités administratives." Le 2 mai,le Monde dévoilait trois projets de directives de déconfinement qui abondaient en ce sens. Dans l'une d'elles, le ministère de l'Intérieur reconnaissait que les "masques disponibles sont inégalement répartis et le risque est que certains Français en aient trop et d’autres n’en trouvent pas. Cette situation est provisoire et devrait se régulariser dès le courant du mois de juin, compte tenu de l’approvisionnement massif du marché." Ainsi se dessine, en filigrane, l'échec de la privatisation du circuit de distribution des  équipements de protection sanitaires.


A peine la polémique déclenchée, plusieurs membres du gouvernement se sont également activés pour calmer les esprits. Le 1er mai sur RTL, Agnès Pannier-Runacher tentait de faire dans le pédagogique :" Il y a une grande confusion entre les commandes de masques et ce qui est stocké en France. Chaque semaine, des masques arrivent effectivement nombreux, mais les millions de masques qu’annonce la grande distribution, ce sont des commandes organisées qui vont arriver progressivement". Jérôme Salomon, le Directeur général de la santé (DGS), se voulait plus catégorique en affirmant que la grande distribution "a aussi commandé, comme c'est autorisé, des masques sanitaires en tenant compte des règles strictes de la réquisition qui s'appliquent". Pour rappel, le décret n° 2020-281 du 20 mars 2020 exonère les masques chirurgicaux de la réquisition automatique dès lors qu'ils proviennent de l'étranger. "On peut importer des masques quand on le souhaite, en prévenant les autorités", rappelait Salomon, tant qu'il s'agit de "petites quantités". Combien? "Toute importation supérieure à 5 millions de masques sur une période glissante de trois mois devra toutefois être déclarée à l’État (...)et pourra faire l’objet d’une réquisition totale ou partielle" dans un délai de 72 heures, résume un document pratique du Medef à l'attention des détenteurs de masques publié le 26 mars dernier.

Dans les faits, donc, rien ne s'oppose à ce que la grande distribution ait constitué des stocks en passant commande à l'étranger depuis plusieurs semaines afin d'anticiper la mise sur le marché, survenue le 30 avril sous la forme d'un accord avec le ministère de l'Economie. En revanche, les grandes enseignes auraient été tenues d'en informer le ministère de la Santé à chaque commande passée au-delà de 5 millions de masques. 

Plusieurs l'ont déjà compris, et réclament des comptes : Renaud Muselier, président de la région PACA, a annoncé le 2 mai qu'il donnait "trois jours à la grande distribution pour prouver qu'elle n'avait pas de stock secret de masques pendant la crise", sans quoi il porterait plaintepour "mise en danger de la vie d'autrui". Le président de l'Union française pour la médecine libre (UFML), le généraliste Jérôme Marty, réclamait que soient rendus publics les bons de commandes, factures et bons de livraison passés entre la grande distribution et les producteurs étrangers de masques. La sénatrice de Gironde Nathalie Delattre a de son côté demandé l'ouverture d'une commission d'enquête , révèle l'AFP, dans une lettre au président du Sénat Gérard Larcher, qui résume parfaitement les enjeux autour de cette communication débridée : "Soit la grande distribution a une puissance de frappe infiniment supérieure à celle de l'Etat et a réussi à se procurer autant de masques en si peu de temps, et dans ce cas-là la commission devra faire toute la lumière sur les insuffisances de la chaîne de décision nationale. Soit la grande distribution se moque de la santé du peuple français."

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