Maintien de l'ordre : "La brutalité s'est normalisée"

Maurice Midena - - Médias traditionnels - 44 commentaires

Dans un article publié au lendemain de la première grande journée de mobilisation contre le projet de réforme des retraites, "Le Monde" a mis en avant des opérations de maintien de l'ordre en "rupture" avec la méthode Lallement, du nom de l'ancien préfet de police de Paris. Un discours de "rupture" remis en cause par Paul Rocher, auteur de livres critiques sur l'institution policière.

La préfecture de police de Paris a-t-elle changé son LBD d'épaule à propos de la gestion des manifestations ? C'est ce que défend un article du Monde publié le 20 janvier.  Paris, des opérations de maintien de l'ordre en rupture avec la «méthode Lallement»", titre le quotidien. "Après des années de gestion offensive du maintien de l'ordre, le nouveau préfet de police, Laurent Nunez, a entendu démarquer son action de celle de son prédécesseur", écrit le journaliste Antoine Albertini – joint par Arrêt sur images, il n'a pas souhaité s'exprimer. Au lendemain de la première manifestation d'ampleur contre la réforme des retraites, le journaliste fait un bilan positif de la tactique mise en place à Paris par les forces de l'ordre, à rebours des méthodes jugées plus agressives de Didier Lallement, préfet de 2019 à 2022. Un discours qui n'a pas du tout convaincu Paul Rocher, auteur deQue fait la police ? et de Gazer, mutiler, soumettre - Politique de l'arme non létale aux éditions de la Fabrique, qui s'en est ému sur Twitter et a répondu à ASI.

Un manifestant amputé d'un testicule

Affirmer que l'opération de maintien de l'ordre du 19 janvier marque une rupture avec les méthodes de Lallement, préfet de police de Paris de 2019 à juillet 2022, est un abus pour Rocher. "Parler de rupture à partir d'une manifestation, ce n'est pas convaincant. Rien de substantiel ne peut être établi à partir d'un seul événement. Et même ce seul événement indique, à partir de plein d'indices, qu'on n'assiste pas à une rupture." Auprès d'ASI, Rocher met notamment en avant les nombreuses images de CRS chargeant la foule et assénant des coups de matraque aux manifestants. En outre le bilan de la manifestation a quelque peu remis en cause le compte-rendu du Monde.  

Mais aucun incident "grave" n'avait été indiqué le 19 janvier par la préfecture, ce qui faisait écrire au journaliste, dans l'édition papier du quotidien : "Alors que la journée était annoncée à haut risque, le bilan de la Préfecture de police de Paris faisait état, jeudi soir, d'un total de 44 interpellations pour port d'arme prohibé, outrage et rébellion, jets de projectiles ou dégradation, et de quatre blessés légers parmi les forces de l'ordre. Sans aucun incident majeur." Sauf que le 22 janvier, trois jours après la manifestation, Libération révélait qu'un jeune homme de 26 ans avait porté plainte après avoir été amputé d'un testicule, suite à un coup de matraque donné par un fonctionnaire de police. 

Le Monde a alors corrigé la version en ligne de son propre article. "Rectificatif le 22 janvier à 16 h 46 : Correction d'une erreur sur l'absence d'incident et ajout de la grave blessure d'un manifestant", précise le quotidien en pied d'article. "Il y a une ironie malheureuse dans tout ça", relève Rocher. "Mais même au-delà de l'incident : quand on fait un suivi minutieux de la manifestation, on a quand même noté que les policiers se sont introduits dans la manifestation, sont intervenus, poursuit-il. Ce sont des pratiques propices au déclenchement de violences. C'est comme si la brutalité du maintien de l'ordre s'était normalisée. On pouvait voir un peu partout des images de policiers qui distribuent généreusement des coups de matraque, et ce n'est pas considéré comme des violences policières." 

Pas de rupture ni de changement de doctrine

Au-delà de la réalité de la manifestation de jeudi, les discours sur les ruptures laissent Rocher perplexe. "Cette formulation est révélatrice d'un discours plus général selon lequel les ruptures passeraient par des changements de personnes, analyse-t-il. Or un changement de personne n'implique en rien une rupture ou un changement de toute une institution. C'est même plutôt l'inverse qui se passe : ce ne sont pas les individus qui changent une institution mais ce sont les individus qui se voient transformés par les institutions."

Dans son article, le journaliste du Monde évoque également le "retour à une doctrine éprouvée", "faite de mise à distance des forces de l'ordre". Pour Rocher, la question du changement de doctrine de maintien de l'ordre est une rengaine au sein des forces de police et des préfectures. "À chaque fois que j'entends parler de doctrine, en réalité je me dis que c'est un dispositif de communication de la part du ministère de l'Intérieur. Cette idée qu'on va changer de doctrine, elle est presque tout aussi vieille que la police, rappelle-t-il. Dès le début du 19e siècle, dès que la police est critiquée pour ses méthodes violentes, le ministère de l'Intérieur annonce un changement de doctrine qui en fait n'intervient pas. Finalement on tourne un peu en rond, et les violences policières se répètent."

Mise à distance 

Quant à la nature même de la doctrine, cette "mise à distance", Rocher nous glisse ne pas "très bien savoir en quoi cela consiste". Plus exactement, il observe que "la mise à distance" s'est développée depuis un moment, notamment grâce à  la prolifération des armes "non létales". Qui permettent en effet aux forces de l'ordre de se maintenir à distance des manifestants. Mais certainement pas d'éviter les violences policières. "Ces armes non létales ont aussi une conséquence sur le comportement des forces de l'ordre : les policiers sont incités à faire usage de tirs précoces, dont l'utilisation s'appuie d'avantage sur les présupposés du tireur sur d'éventuelles intentions malveillantes, que sur le constat d'intentions manifestes de la part des manifestants." Pour l'auteur, la mise à distance n'est pas en soi garante d'un maintien de l'ordre "plus doux". Au contraire :"La disponibilité des armes non létales conduit les policiers à en réalité tirer plus souvent et plus facilement car le terme de non létal suggère une absence de dangerosité. Je ne sais pas si la mise à distance était réelle, mais de toutes façons, avec les armes non létales, elle est source de nouveaux problèmes." Comme par exemple les nombreuses personnes éborgnées durant les manifestations des Gilets jaunes. 

Lallement, la continuité

L'article du Monde suggère que l'ère Lallement a été un épisode inédit, en rupture avec ses prédécesseurs et ses successeurs. "Après trois ans et demi d'une approche très offensive de cette question par son  prédécesseur, Didier Lallement, [Laurent Nunez] entendait s'en démarquer en opérant un retour aux fondamentaux de la stratégie française en la matière, fondée sur la dissuasion autant que sur la manœuvre", écrit ainsi le Monde. "De nombreux indices montrent que la période Lallement ne correspond pas à une parenthèse, oppose Paul Rocher. J'ai montré dans mes livres que Lallement n'est pas le point de départ de l'explosion des violences policières, notamment dans le cadre des manifestations, mais qu'il s'inscrit lui-même dans le cadre d'une accélération de ces violences qui préexistaient déjà." Rocher a notamment partagé en ligne un graphique de sa conception, basée sur les données de l'IGPN, montrant l'utilisation des armes non létales depuis 2009. 

On y voit bien un pic d'utilisation en 2018, lors du mouvement des Gilets jaunes… mais d'une part, Rocher nous fait remarquer que Lallement n'est arrivé qu'en 2019, et d'autre part, ces données, venant de l'IGPN nous dit-il, sont très incomplètes – donc avec des chiffres sous-estimés. "Lallement incarnait un maintien de l'ordre très violent, souligne Rocher. Mais cette incarnation ne doit pas cacher la vraie tendance de fond, qui est la brutalisation du maintien de l'ordre qui dépasse très largement Lallement."

Nunez pourrait-il donc incarner une quelconque forme de pacification du maintien de l'ordre ? Paul Rocher en doute. "Une des choses qu'on sait sur la police, c'est qu'une majorité des personnes qui veulent y rentrer ont une conception purement répressive de leur potentiel futur métier. Pour le dire autrement, ce sont des gens qui ont un goût marqué pour la violence. Ensuite , la socialisation professionnelle aussi pose problème : on y absorbe la vision du monde qui est celle de la police. Ils se placent dans un rapport de méfiance voire d'hostilité vis-à-vis du reste de la population, ce qui va avoir des répercussions sur la manière dont ces gens se comportent avec la population. Et ces éléments sont relatifs à l'institution policière et la manière par laquelle elle façonne le comportement des agents. En somme, l'arrivée d'un nouveau préfet est relativement impuissante par rapport à la pesanteur de toute cette institution."

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