Macron, les détraqués, et la fonctionnaire-insider
Daniel Schneidermann - - 0 commentairesEntre les bus d'une usine d'Annonay, le Petit Journal traque Emmanuel Macron
qui, quelques jours plus tôt, vient de dégainer sa pétoire à gaffes contre le statut de la fonction publique. Imperturbable, Macron sourit. Au reporter : "Les gens sont moins compliqués que vous dans leur tête. L'affaire n'intéresse que deux ou trois détraqués comme vous". Le reporter, grand sourire : "je suis détraqué ?" "Vous voulez emmener vos miasmes avec vous". Sourire redoublé : "Je suis un détraqué qui a des miasmes ?" Macron, réalisant miraculeusement qu'il aggrave son cas : "Je le dis en plaisantant, vous l'avez compris".
Manifestement, l'attaque macronienne contre le statut des fonctionnaires n'a pas mobilisé que les détraqués du Petit Journal. Toujours filmée par le même "détraqué", une dame, à la tête d'une petite délégation informelle, interpelle le ministre : "je suis fonctionnaire". "Eh bien moi aussi". "Qu'est-ce que vous avez dit il y a deux jours ?" "Qu'est-ce que vous m'avez entendu dire ?" "Qu'il fallait changer le statut des fonctionnaires". "Vous m'avez entendu dire ça ?" "Oui". "Vous êtes dans le tourbillon (geste circulaire). "Je l'ai entendu. Je suis bête, sourde et aveugle ?" "Vous ne pouvez pas l'avoir entendu, puisque je ne l'ai pas dit". "Mon rêve, depuis des années : vous prendre, vous ou un autre, et de vous dire maintenant tu te démerdes avec cinquante euros par jour pour payer ton loyer, manger. A la fin du mois, vous êtes à l'hopital".
Le ministre n'en a pas fini avec les détraqués. Dans la voiture bar du TGV du retour (tiens, pourquoi ne pas rentrer en bus ?) il retrouve son tortionnaire de Canal+. Cette fois, on est entre gens raisonnables, hors d'atteinte des oreilles fonctionnaires indiscrètes. On va pouvoir causer. "Les fonctionnaires dans un emploi à vie ce n'est pas justifiable. Vous l'avez dit ou non ?" "Je l'ai dit dans un ensemble plus complexe" (geste circulaire exprimait la complexité de l'ensemble), j'ai contribué à une réflexion dans un cadre donné (geste exprimant sans doute le cadre donné) et une de vos collègues a pensé qu'il était utile au débat public de sortir une phrase de son cadre (geste d'extraction) et de la propulser dans un autre cadre" (geste de propulsion de la réflexion dans l'autre cadre). Eh bien c'est dit. C'était off, et une journaliste a craqué le off (non sans remous, apprend-on dans Le Monde).
"Il y avait cent personnes, et personne n'a jamais dit que c'était off", se défend Ghislaine Ottenheimer, journaliste à Challenges, et craqueuse du "off", interrogée aussitôt après par le Petit Journal. De fait, le "cadre" de la déclaration macronienne, on le comprend mieux en lisant l'article d'Ottenheimer : la tragédie a pour théâtre un petit déjeuner du think tank En temps réel, où Macron dissertait sur les bienfaits de la mise en concurrence des "insiders" par les "outsiders" (comprenez, des statutaires par les non statutaires).
Jusqu'à ce jour, personne ne connaissait le think tank En temps réel, "positionné au centre gauche", hormis les cadres supérieurs, politiques, experts et journalistes qui le financent et le composent -son conseil d'administration regroupe notamment Emmanuel Macron et Laurent Joffrin. Non pas qu'il se cache vraiment, mais il opère apparemment dans une semi-clandestinité propice aux réflexions long-termistes briseuses de tabous - le petit déjeuner avec Macron n'était pas annoncé sur le site qui d'ailleurs n'annonce pas grand chose. Et dans cette amicale ambiance où l'en entend crisser les viennoiseries, c'est donc Ottenheimer elle-même qui a posé à Macron la question fatale, sur la "timidité de la réforme de l'Etat". En confiance, au milieu des siens, Macron a répondu, tout à sa théorie -détaillée par Challenges : "ne pas dire, ne pas expliquer le monde est un handicap". Très bien. Dites ! Expliquez ! Parlez vrai, Emmanuel Macron ! Mais simplement, pourquoi ne pas avoir parlé aussi vrai avec la fonctionnaire-insider d'Annonay ?