Lycéens arrêtés : comment une loi sécuritaire de 2010 a été détournée

Lynda Zerouk - - 19 commentaires

Un cours d'histoire d'Eolas

Huit ans après sa promulgation, une loi censée lutter contre "les violences en bandes" a servi à arrêter et placer en garde à vue, mardi 22 mai, une centaine de manifestants. Parmi lesquels quarante mineurs qui tentaient d'occuper le lycée Arago, dans le 12ème arrondissement de Paris. Un détournement de loi en bonne et due forme.

Comment une loi contre "les bandes violentes" est-elle devenue un outil légal pour arrêter de simples manifestants et des lycéens occupants ?  Tombée aux oubliettes, cette loi anti-bandes votée il y a  huit ans, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, à la suite d'une attaque en bande organisée dans un lycée de Gagny (93), vient en effet d'être appliquée dans un tout autre contexte. C'était le mardi 22 mai. En marge d'une manifestation de fonctionnaires à Paris, 102 personnes, dont 40 mineurs, ont été interpellées et placées en garde à vue sur le fondement de ce texte. Les manifestants ont été arrêtés alors qu'ils tentaient d'occuper le lycée Arago, où ils étaient parvenus à s'introduire. L'affaire avait aussitôt suscité l'indignation des parents et des proches des  mineurs qui n'ont été informés que tardivement de ces arrestations, certains n'ayant eu des nouvelles de leur enfant qu'à partir de deux heures du matin, comme le rapporte Le Parisien. Parmi ces mineurs, 27 ont été déférés, jeudi 24 mai, après deux jours passés en garde à vue.

Quels sont donc les chefs d'accusation retenus contre ces 102 gardés à vue ? La réponse est donnée dès 7 heures 50 dans un tweet de la journaliste de France Inter Corinne Audouin. Elle annonce que "les chefs de poursuite sont : "participation à un attroupement en vue de commettre des dégradations et/ou violences" et "intrusion non autorisée dans un établissement scolaire commis en réunion". L'information n'a pas échappéà Maître Eolas, twittos et avocat au barreau de Paris, qui a dégainé 10 minutes plus tard, en annonçant qu'il préparait un fil sur Twittersur ce sujet.

Connu pour ses décryptages juridiques sur son blog, Journal d'un avocat,Eolas balaie d'abord d'un revers de la main "la première infraction", à savoir la participation supposée à un attroupement en vue de commettre des violences ou dégradation de biens. "Elle est très difficile à établir si le prévenu a gardé le silence en garde à vue, écrit-il avant d'ajouter : Je suis très sérieux." L'avocat apportera donc ses éclairages sur le deuxième chef d'accusation : le délit d'intrusion dans un établissement, passible d'une peine pouvant allant jusqu'à 45 000 euros d'amendes et trois ans de prison.

Ce délit a donc été créé en 2010 par une proposition de loi de Christian Estrosi (UMP), actuel maire LR de Nice. Mais dans quel contexte ? Comme la plupart des lois sécuritaires, elle a été édictée après un fait divers. Celui-ci remonte au 10 mars 2010. Ce jour-là, une vingtaine de jeunes cagoulés et armés de barres de fer s'introduisent dans le lycée Jean-Baptiste Clément de Gagny (93), pour s'attaquer à un lycéen, et agressent au passage plusieurs autres élèves et professeurs de l'établissement. L'agression violente en bande organisée avait marqué et fait le tour des médias.

"ces bandes sont basanées et viennent de banlieues"

Huit jours après l'incursion dans ce lycée, Nicolas Sarkozy annonce un plan contre les violences en bande, comme l'évoquait Le Parisien. Il est vivement critiqué notamment par la gauche et les avocats, le droit français disposant déjà d'un  arsenal juridique important pour lutter contre les violences commises en groupe. Pour Sarkozy, "le but est de mieux cerner le phénomène de bandes", rappelle Le Parisien.  Mais de quelles bandes parle-t-on précisément ? "Lisez le texte, écrit Eolas. Il ne le dit jamais expressément mais ça transpire, ça suinte : ces bandes sont basanées et viennent des banlieues." Mêmes conclusions déjà en 2010 sur Arrêt sur Images. Comme l'analysait notre chroniqueur Sherlock, cette loi vise sans doute "des nouvelles bandes composées de mineurs multirécidivistes polygames, propriétaires de boucheries halal, qui font du trafic de drogue en burqa".

En effet, même si le texte précise que cette loi s'applique sur tout le territoire de la République, les quartiers semblent être l'unique cible, comme le montrent les déclarations du gouvernement mais aussi de Eric Ciotti, à l'époque député UMP des Alpes-Maritimes, qui fut le rapporteur de cette loi à l'Assemblée nationale, en raison de la nomination d'Estrosi comme ministre en charge de l'industrie. Nous avons retrouvé un de ses passages télévisés dans l'émission Mots croisés consacrée ce jour-là... aux banlieues. Face au maire de Sevran Stéphane Gatignon, Ciotti y défendait alors la loi anti-bandes censée mettre fin au phénomène dans les quartiers. Et se félicitait de son application dans les halls d'immeubles.

Un détournement de la loi anti-bande

Seulement voilà. Comme le souligne Eolas, "huit ans après, ce texte, qui a tranquillement roupillé pendant des années parce que les fameuses bandes mauresques se sont révélés moins partout que prévu, on nous le ressort pour...poursuivre des lycéens qui manifestaient." L'avocat ne nie pas pour autant qu'il y ait pu avoir de la casse de la part de quelques-uns mais justement pas tous les manifestants.

D'ailleurs, plusieurs parents de lycéens interpellés ont rapporté dans Le Monde, que leurs enfants n'ont pas "anticipé une intrusion" dans le lycée, ni même "voulu de la casse".

Rappelons que cette loi anti-bandes avait été appliquée une première fois lors d’un rassemblement devant la prison de la Santé le 28 mars 2010. Ce jour-là, sur le fondement de ce texte, cents dix personnes avaient été interpellées.  Et "les manifestants n’ont pas été arrêtés pour avoir commis des violences mais pour avoir été soupçonnés d’en préparer", relevait l'Obs.

Ce n'est donc pas la première fois que ce texte contre les violences en bandes est détourné de son objectif initial. Et ça vaut pour "tous les textes", alerte Eolas.

Conclusion amère de l'avocat : "maintenant, réfléchissez à cela : on a sorti le droit de l'état d'urgence pour le placer dans le droit commun. Ces mesures sont applicables même en dehors des cas de terrorisme. Vous vous sentez toujours à l'abri sous prétexte que vous n'avez rien à vous reprocher? Vous avez tort. Désormais, vous ne pouvez vous sentir à l'abri que si le gouvernement n'a rien à vous reprocher. Vous comprenez pourquoi les avocats gueulaient, à l'époque. Bon appétit, chers compatriotes. Dégustez bien la soupe amère que vous avez laissé concocter. Et le jour où ce sera votre tour, gardez le silence. Vous l'avez fort bien fait jusqu'ici".




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