Loi responsabilité des multinationales : un compromis équilibré ?
Anne-Sophie Jacques - - 0 commentairesReculade ou avancée ? La proposition de loi sur la vigilance des entreprises présentée hier à l’Assemblée nationale et élaborée après la catastrophe du Rana Plaza au Bangladesh est certes moins ambitieuse qu’annoncée, mais elle inscrit dans le marbre le devoir de vigilance des multinationales vis-à-vis de leurs sous-traitants, devoir qui pourra être contesté devant les tribunaux s'il n’était pas respecté. Un compromis entre les souhaits des ONG et les freins des organisations patronales, dont la discrète Association française des entreprises privées (Afep) qui sort de sa traditionnelle réserve pour s’exprimer dans le Libération du jour.
"Sous-traitance en Asie : patrons, encore un effort". L’adresse aux grandes entreprises à la une de Libération résume bien la teneur de la proposition de loi sur la vigilance des entreprises présentée hier à l’Assemblée nationale par son rapporteur le député socialiste Dominique Potier. Cette proposition fait suite à la catastrophe du Rana Plaza au Bangladesh, un immeuble de fabrication de vêtements dont l’effondrement en 2013 causa plus de mille morts et le double de blessés – une catastrophe qui fut à l’époque objet d’une de nos émissions. En cause : la responsabilité des multinationales vis-à-vis de leurs sous-traitants.
Adoptée hier en commission, cette proposition de loi vise à "rendre responsables civilement les entreprises du fait des atteintes aux droits de l’Homme et à l’environnement commises par leurs filiales et sous-traitants" comme le résume le site de LCP. Concrètement, les entreprises concernées devront établir un plan de vigilance qui devra être rendu public et comprend, selon Libé, "une «cartographie des risques pays par pays» afin d’édicter des mesures «raisonnables» permettant de limiter les risques chez les sous-traitants et fournisseurs : accidents corporels ou environnementaux, atteintes aux droits humains, ainsi que corruption". A défaut, prévient le rapporteur interrogé par Libé, "il y aura des sanctions si un défaut de vigilance est détecté, même sans sinistre". Des sanctions qui pourront aller jusqu’à 10 millions d’euros "non déductibles des impôts" tient-il à préciser.
Mais Libé ne manque pas de rappeler les reculs de cette proposition par rapport à son ambition d’origine retoquée par le gouvernement il y a quelques mois lors de sa première présentation à l'Assemblée par le groupe écologiste. Après repatouillage par Bercy, la proposition cible uniquement les entreprises de plus de 5 000 salariés – y compris les salariés des filiales directes ou indirectes– soit grosso modo 150 entreprises basées en France. Autre reculade avancée hier au 20 Heures de France 2 par le collectif Éthique sur l'étiquette : "la seule sanction que pourrait imposer un juge, c'est une sanction civile, une amende, à hauteur de 10 millions d'euros maximum, ce qui est absolument dérisoire…" et de regretter l’absence de sanction au pénal. Enfin, la nouvelle mouture prévoit que ce soient les victimes qui prouvent le manquement des multinationales alors qu’au départ, ce devait être aux entreprises de prouver qu’elles étaient dans les clous. Nuance.
"Une loi franco-française, c'est tirer une balle dans le pied de nos entreprises"
Ces reculs ne datent pas d’hier : Le Parisien les avait déjà pointés en février. A l’époque, les ONG pro-loi soulignaient la "réelle avancée" que constitue "l'introduction d'une nouvelle obligation de vigilance pour les grandes entreprises" tout en regrettant "la réécriture du texte" par Bercy "sous le poids des lobbies économiques". Des lobbies économiques ? Il suffit d’ouvrir Le Figaro pour entendre leur voix. Le quotidien, qui s’inquiète d’un "nouveau risque d’amende pour les entreprises", cite amplement le Medef : "faire une loi franco-française sur ce sujet international, c'est tirer une balle dans le pied de nos entreprises et de leur compétitivité. Nous ne sommes pas rétifs à la question de la responsabilité, mais nous voulons qu'elle reste dans le risque réputationnel". Si on comprend bien le Medef, ces drames atteignent la réputation des multinationales, ce qui en soi est déjà une condamnation.
Mais le Medef, qui avoue que cette nouvelle version est moins contraignante, n’est pas la seule organisation à avoir eu gain de cause : on pouvait compter également sur le poids de la très discrète Association française des entreprises privées (l’Afep) pour attendrir le gouvernement. Comme nous le racontions dans cette enquête, l’Afep a beaucoup œuvré pour faire capoter cette loi et notamment auprès des députés écolos afin qu’ils retirent leur projet. Peine perdue : la loi, certes édulcorée, est toujours debout.
Fait rarissime, l’Afep a tenu à exposer au grand jour sa position – la même que celle du Medef – et c’est dans les pages de Libération que l’association est sortie de sa traditionnelle réserve. Ainsi sa directrice Stéphanie Robert considère qu’une "initiative isolée de la France n’est pas la solution. Aucun pays au monde ne prévoit un dispositif aussi étendu de responsabilité. On ne comprend pas qu’on soit les seuls. […] Une initiative communautaire serait un minimum". Le rapporteur a déjà sa ligne de défense puisqu’il prétend que cette loi est un premier pas pour une prise de conscience à l’échelle européenne… voire mondiale. Si d’ici là, bien sûr, les lobbies économiques ne parviennent pas enterrer la proposition, qui passe au vote à l’Assemblée à la fin du mois du mars.