L'Ifop et Le Parisien shootés à la chloroquine

Loris Guémart - - Déontologie - 54 commentaires

Lundi 6 avril, Le Parisien dévoile en exclusivité un sondage de l'Ifop concernant l'avis des Français sur l'efficacité du traitement du Covid-19 par la chloroquine, avec erreurs et amalgames dans les articles qui l'accompagnent. Les accusations pleuvent aussi contre l'Ifop, qui se défend d'avoir transformé les citoyens en médecins.

Le sondage est bien tombé mais a été mal reçu. En pleine crise du Covid-19, l'Ifop réalise, pour le compte de la jeune pousse du milieu scientifique Labtoo, une enquête comportant des questions aux Français sur leurs croyances à propos de l'efficacité du traitement du virus par la chloroquine, par ailleurs incluse dans l'essai européen Discovery dont les résultats sont attendus fin avril. Lundi 6 mars, Le Parisien"révèle",  dans une pleine page, ses résultats sur le sujet qui fait le buzz depuis quelques semaines. Cette page comporte une grande infographie accompagnée d'un article (raccourci dans sa version web). Le matin même, les critiques pleuvent : des médecins, mais aussi des médias, à l'instar de Marianne, accusent le journal et le sondeur d'avoir transformé les Français en experts de la recherche médicale. Si certains vulgarisateurs scientifiques défendent l'idée d'interroger cette croyance, et si d'autres médias reprennent sans recul l'exclusivité du Parisien, la tonalité des commentaires est très largement négative.

Erreurs et mélange des genres au Parisien

Que s'est-il passé ? Du côté du Parisien, plusieurs aspects semblent avoir joué contre le journal. Une erreur d'infographie d'abord : les visuels portant sur la mise en œuvre facilitée du traitement inversent les taux de réponse et leur représentation graphique. Un choix iconographique contestable ensuite : pour la question sur "l'efficacité" du traitement, le "oui" est coloré en bleu, couleur positive, et le "non" en rouge, ce qui peut favoriser la réponse "oui". Autre problème : dans le titre, un point d'exclamation enthousiaste appuie le fait que "les Français y croient". L'article, lui, est réalisé par le service société du quotidien, dépourvu de service sciences ou santé, et donc de journalistes scientifiques. Pourtant, dès son deuxième paragraphe, il introduit des informations scientifiques en rappelant l'existence de l'essai Discovery. Ce mélange des genres entre informations médicales et sociétales se poursuit tout au long du texte.

Difficile alors, pour le lecteur, de ne voir dans cet ensemble qu'un simple constat des croyances des Français. Les interlocuteurs et citations retenus renforcent cette impression. Aux côtés du responsable de l'Ifop, François Kreuz, évoquant "cette croyance, en partie contestée par des experts parisiens", figure en effet l'ancien ministre de la Santé Philippe Douste-Blazy, farouche promoteur du traitement proposé par Didier Raoult. Lui se place fermement sur un plan scientifique. Il argue en effet du taux de mortalité "particulièrement bas" à Marseille : "À partir de là, il faut se décider. La responsabilité politique est de faire des choix et, en particulier, en temps de crise." Nulle trace d'un contradicteur, médecin ou chercheur, qui rappellerait la faiblesse en matière de preuves scientifiques des études menées à Marseille pour alerter contre une généralisation immédiate du traitement de Raoult. Le Parisien, lui, poursuit plutôt son texte en évoquant d'autres traitements expérimentaux actuellement à l'essai.

Naissance d'un sondage et d'une diffusion "en exclusivité"

Comment est née cette enquête payée par une société qui propose des mises en relation entre chercheurs et laboratoires ? D'après le chef du pôle "politique et actualités" de l'Ifop, joint par Arrêt sur images, les interrogations initiales de la jeune entreprise étaient les suivantes : "Est-ce que, d'après les Français, on allait obtenir un traitement efficace, et est-ce qu'on en faisait suffisamment pour la recherche  ? " L'ajout de questions dédiées à la chloroquine se serait fait dans un second temps, "pour mesurer l'impact des arguments des scientifiques dans l'opinion publique", poursuit Kreuz. Une fois réalisée, l'enquête a été proposée en exclusivité au service société du quotidien. "Nous avons des relations avec le Parisien, quand nous avons des sujets d'actualité et que les commanditaires ont un projet journalistique. On leur suggère, après, ils prennent ou ne prennent pas." Le journal ayant accepté, le sondage est publié lundi matin, au même moment qu'il est diffusé par l'Ifop sur son site web. Le sondeur titre son enquête "Chloroquine : miracle ou mirage ?", là où Le Parisien préfére "La chloroquine, les Français y croient !" Le quotidien relègue aussi les questions de financement dans un coin de son infographie, préférant mettre en avant les résultats liés à la chloroquine.

"L'Ifop aurait dû se poser la question de l'impact"

Ce sondage aurait-il dû être mené par l'Ifop ? "On peut avoir le sentiment qu'on substitue au savoir scientifique une étude d'opinion. Ce ne sont même pas des avis d'experts, mais des gens qui n'ont aucune compétence particulière : on leur demande ce qu'ils pensent de l'efficacité d'un produit dont on ne connaît justement pas l'efficacité !", s'étrangle Olivier Hertel, journaliste scientifique pour Sciences et avenir, qui a choisi l'humour sur Twitter. "Le problème est que ça arrive dans ce contexte de pandémie où le moindre propos peut avoir une conséquence importante, où les gens sont assez à cran, c'est regrettable car Le Parisien fait aussi de très bonnes choses", rappelle ce spécialiste des pseudosciences. "On fait tous des erreurs. Là, j'ai trouvé que ce n'était pas le moment."

Hertel reproche surtout au sondeur d'avoir accepté une telle enquête. "C'est l'Ifop qui aurait dû se poser la question de l'impact d'un tel sondage, à propos d'un débat scientifique sur lequel il n'y a pas encore de consensus", déplore le journaliste. "Ce n'était pas du tout un sondage fait auprès de médecins et de virologues, on voulait savoir quel était l'état d'esprit de l'opinion publique sur un débat qui traverse les sphères scientifiques et les milieux politiques", défend le responsable de l'Ifop. "Il n'y a pas de mauvaises intentions derrière cette enquête. La chloroquine n'est pas aujourd'hui qu'un débat d'ordre sanitaire, mais une question politique : il est demandé au gouvernement, soit de se déjuger, soit de confirmer. C'est un enjeu de légitimité."

Sollicitée par ASI, la rédaction du Parisien n'a pas souhaité s'exprimer.

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