Les six péchés du film "Après demain"

Emmanuelle Walter - - 22 commentaires

Le nouveau documentaire de l'écologiste Cyril Dion, diffusé le 11 décembre sur France 2, veut montrer l'impact de son film à succès "Demain", sorti en 2015. Avec la collaboration d'une journaliste environnement plutôt radicale, Laure Noualhat. Mais le scepticisme affiché de la journaliste ne parvient pas à déconstruire l'approche partiale et partielle d'"Après demain", qui pèche par omissions, copinage, et greenwashing. Mise à jour : voir également le droit de réponse de Cyril Dion, à la fin de cet article.

1,2 million de spectateurs en France, 39 semaines à l'affiche, un crowdfunding extraordinairement fructueux (450 000 euros via KissKissBankBank), des diffusions dans trente pays, à l'ONU et au Parlement européen, des milliers de spectateurs qui disent avoir amorcé dans la foulée un changement de vie : c'est peu dire que le film Demain, coréalisé par Cyril Dion et l'actrice Mélanie Laurent, fut un succès. Il avait cependant divisé en deux la communauté écolo, entre ceux qui y voyaient l'occasion inespérée de convertir les indifférents, et les autres, les pisse-vinaigres et les grognons, agacés par un message suggérant que des initiatives éparpillées, sans modification profonde du système, pouvaient changer le monde. La réalisatrice et journaliste Laure Noualhat, longtemps chargée de l'environnement pour Libération, et qui vient d'écrire un manifeste écolo intitulé "Lettre ouverte à ceux qui n'ont pas (encore) d'enfant", était à l'époque très partagée. "Demain, dit-elle à Arrêt sur Images, c'est comme une cuite : quand tu regardes le film, tu es euphorique, mais le lendemain, tu as la gueule de bois, parce que tu réalises que tout ça est très insuffisant pour lutter contre les changements climatiques." 

Parce qu'elle est sceptique, et parce que Cyril Dion est malin, il a eu l'idée de l'associer à Après demain, le documentaire "service après vente" de Demain, imaginé par France 2 (production Yami 2). Leur dialogue gentiment conflictuel ("Quand tu changes le monde en trimballant des bouteilles en plastique partout, tu changes le monde en le détruisant", s'énerve-t-elle à propos des efforts environnementaux de Danone, et Dion de répondre "OK mais... c'est un peu le signe qu'une autre histoire est en train de se propager!") ponctue le film et, finalement, légitime un parti-pris décidément primesautier sur la question climatique. Sans compter, comme on va le voir, quelques omissions problématiques. 

péché # 1 : raconter des histoires, même "inexactes"

C'est le mantra de Cyril Dion, répété à foison du début à la fin d'Après demain: c'est en racontant des histoires qu'on déclenchera des vocations écolos. Il veut, dans une vision gramscienne très à la mode, "gagner la bataille culturelle". Et pour asséner le message, il met à contribution l'écrivaine Nancy Huston, le banquier des pauvres Muhammad Yunnus, et le théoricien de la transition Rob Hopkins, qui déclare ingénument que "Detroit [la ville américaine en dépôt de bilan qui renaît entre autres grâce à l'agriculture urbaine] est l'une de ces histoires. En un sens, qu'elle soit exacte ou non n'est pas la question" (voir montage ci-dessous). Et d'ajouter que le projet de rachat du réseau électrique de Berlin par les citoyens, "ça ne s'est pas passé comme ça, mais c'était une histoire formidable." Huston, elle, évoque la fiction comme un "mode d'être au monde". Fiction, inexactitudes... Nous voici prévenus. 

péché # 2 : encenser les copains

Pocheco est une entreprise de fabrication d'enveloppes de Forest-sur-Marque, dans la région lilloise, dirigée par Emmanuel Druon, auteur d'un essai sur le management alternatif publié chez Actes Sud, "Le syndrome du poisson lune". Une boîte modèle, filmée dans Demain ;  "un laboratoire de l’économie circulaire, une sorte d’utopie devenue réalité", écrit Le Monde, mais rattrapée par la crise du papier, et qui a dû licencier massivement. Après demain re-rencontre Druon alors qu'il a créé un bureau d'études nommé Ouvert, qui donne des conseils de transition écolo à la terre entière (Danone, l'Oréal). 

Mais la séquence est incomplète. Première omission: cette image de gouvernance modèle est entachée par des accusations de salariés, relayées par un Canard enchaîné local, La Brique, et le magazine en ligne Bastamag, qui reprochent à Druon un comportement harcelant et tyrannique, contraire à tout ce qu'il professe, mais aussi le recours à des détenus de la prison de Douai pour fabriquer une partie des enveloppes, ce que Pocheco reconnaît. Laure Noualhat s'explique : "Attention, ce film porte sur les effets du film "Demain" - en l'occurrence, Pocheco a ouvert son bureau d'études dans la foulée du film. Nous n'enquêtions pas sur la probité intellectuelle de nos personnages." (Voir à ce sujet le droit de réponse de Cyril Dion, à a fin de cet article)

Deuxième omission : Pocheco n'est pas seulement, comme le suggère la voix off, une entreprise rencontrée pour les besoins des deux films. Sous le nom de sa holding Canopee Finance, Pocheco est un actionnaire important de Kaizen, la revue co-fondée par... Cyril Dion lui-même, ainsi que les statuts de l'entreprise en attestent. Emmanuel Druon et Pocheco ont d'ailleurs fait l'objet d'au moins quatre articles ou interviews dans Kaizen, comme celle-ci. Une proximité qu'il aurait été souhaitable de voir mentionnée, comme pour Enercoop, cette coopérative de production d'électricité verte, également partenaire de Kaizen... et vantée dans Après demain. Dion avait d'ailleurs souhaité que d'autres entreprises amies, comme Bonneterre ou Nature et Découvertes, soient partenaires financiers du film. Ce dont Noualhat a réussi à le décourager, "et France Télévisions n'aurait de toute façon jamais accepté, ajoute-t-elle

péché #3 : une louche de greenwashing

Le film aborde avec quelques précautions la volonté de mue écologique et sociale de Danone. Les multinationales constituant la matrice de la crise climatique malgré leurs tentatives d'écoblanchiment, la prudence s'impose en effet. C'est Elisabeth Laville, la représentante du label BCorp en France (un label vert américain que Danone cherche à décrocher pour l'ensemble de ses activités) qui explique le dilemme : si les multinationales sont les premières fautives, peut-on ignorer leur volonté de s'améliorer? Et Emmanuel Faber, "atypique" PDG de Danone et chouchou des médias économiques, entre en scène, accompagné par cette phrase pleine d'élan de Cyril Dion : "[Faber] semble contaminé par le récit d'un monde qui change". Le PDG se lance dans un descriptif idyllique de la certification en cours : Evian va atteindre la neutralité carbone en 2020, les bouteilles d'eau seront fabriquées en déchets végétaux... Il précise que "dans quelques mois", un tiers des activités mondiales de Danone seront certifiées BCorp, dont la filiale américaine. Côté intervieweurs, si ce n'est le coup de gueule de Laure Noualhat cité plus haut, nulle question embarrassante. 

Pourtant, si la filiale américaine de Danone, DanoneWave, sera bel et bien certifiée BCorp en avril 2018, c'est que l'entreprise était  vertueuse avant son rachat par Danone. WhiteWave était déjà "le leader américain des produits laitiers bio et des boissons végétales. Symbole de la "révolution de l’alimentation"", comme l'explique Usine Nouvelle dans son article titré "Pourquoi Danone peut remercier WhiteWave". Ce que le film ne dit pas, suggérant que Faber est un prestidigitateur. Quant aux promesses du PDG à propos du futur vert des bouteilles Evian, elles font un peu tiquer. Car Danone est également le propriétaire de Volvic. En 2011 et 2012, certes avant l'arrivée de Faber à la tête de Danone, la bouteille Volvic faussement "végétale" avait beaucoup fait jaser, de Rue89 à l'émission Cash Investigation, en passant par l'Observatoire indépendant de la publicité. De tout ce passif, pas un  mot dans Après demain. De manière générale, le principe "belles histoires" du film empêche un ping pong de questions / réponses que le sujet, pourtant, imposerait. 

péchés # 4, 5 et 6 :  omissions en série 

Les autres péchés d'Après demain révèlent là encore une vision exagérément optimiste des acteurs de cette révolution verte. Lorsque Dion et Noualhat se rendent à Bayonne pour filmer les protagonistes enthousiastes de la monnaie locale, l'euzko, ils omettent de mentionner l'interminable bataille judiciaire qui a opposé l'Etat à la ville de Bayonne sur le sujet, donnant l'impression que ces alternatives ne sont pas si complexes à mettre en place. "Il faut dire que ça changeait tout le temps, et quoi qu'on dise, l'information aurait été datée", explique Laure Noualhat. 

En septembre 2017, quand le toit maraîcher en permaculture d'un centre de tri de la Poste, dans le 18e arrondissement de Paris, est inauguré en présence du PDG, Philippe Wahl, la caméra d'Après demain filme son discours prometteur : "On va en faire d'autres, c'est le premier exemple (...) A Paris et ailleurs, nous sommes présents dans 17 000 points de contact" s'exclame Wahl, aux côtés d'une adjointe d'Anne Hidalgo ravie. Nous avons appelé la Poste et des protagonistes de ce potager : 14 mois plus tard, les autres projets sont à peine balbutiants, puisque presque tout repose sur le bénévolat des postiers, et l'argent "vert" de la Poste va de préférence à d'énormes projets de type "capitalisme vert" dans la foulée de la loi de 2015 sur la transition énergétique. Là encore, le fait de filmer un PDG extatique, sans creuser davantage, nuit à la qualité et à la complexité de l'information. 

Autre exemple d'omission, façon lunettes roses : l'interview de Muhammad Yunnus, le père du micro-crédit. On sait depuis le début des années 2010 que le micro-crédit, destiné aux populations pauvres qui souhaitent monter leur petite entreprise, ne tient pas toutes ses promesses et ne remet pas en cause les fondements du système bancaire. Yunnus, pourtant, apparaît dans le film comme un prophète dont la parole (qui, ici, ne porte pas sur le micro-crédit) est sacrée. 

noualhat : "je n'ai pas su relativiser ce discours hyper positif"

La fin du film, qui exalte de manière simpliste l'impact sur le monde de Mandela, Martin Luther King et Gandhi, révèle le besoin qu'éprouve Cyril Dion de dénicher l'homme-miracle et l'événement décisif qui nous sortiront de la crise climatique, et éclaire a posteriori son regard sur Wahl, Druon, Faber ou Yunnus. Cyril Dion ne nous a pas rappelés (voir son droit de réponse à la fin de l'article). Et la coréalisatrice Laure Noualhat, la gouailleuse, la radicale, dans tout ça? Elle nous le dit franchement : elle n'assume pas tout. "J'ai l'impression de ne pas avoir su saisir la perche qui m'était donnée de relativiser ce discours hyper positif. Les PDG de la Poste et de Danone, on leur a donné un blanc-seing sans vérifier leurs dires. En plus, le film est diffusé après la démission de Hulot, après le dernier rapport, terrifiant, du GIEC : il semble en décalage avec l'urgence climatique. Cela dit, ma mère, indifférente à l'écologie, a adoré." Alors...

DROIT DE RÉPONSE DE CYRIL DION

L'article d'Emmanuelle Walter intitulé « Les 6 péchés capitaux du film Après Demain » qualifie mon travail avec Laure Noualhat de « copinage, greenwashing et omission ». J'accepte évidemment qu'on critique notre travail mais pas que l'on torde les faits, que l'on sorte de leur contexte des éléments pour leur faire dire autre chose que ce qu'ils disent effectivement. Je souhaite donc ici corriger une série d’inexactitudes et ainsi « déconstruire l’approche partiale et partielle » de l’article, pour reprendre les mots de l’enquêtrice d'Arrêt sur imageJe m'excuse par avance de la longueur de cette réponse. J’aurai préféré apporter ces éléments de compréhension à la journaliste qui affirme que « Cyril Dion ne nous a pas rappelés ». En réalité Emmanuelle Walter m'a envoyé un email pour solliciter un entretien le 19 décembre à 10h16 (copies d'écran ci dessous). Elle a publié son article le 19 décembre à 19h48. Il fallait se tenir prêt...

Tout d'abord un mot sur ce que le film est et sur ce qu'il n'est pas. Ce film est une commande de France 2, pour accompagner la première diffusion « en clair » de Demain sur la chaîne, qui se donnait l'objectif de partir à la rencontre des personnes qui avait agit après avoir vu le film. La chaîne nous a demandé de faire un documentaire dans le même esprit pour faire le tour des nombreuses actions qu’il avait inspirées. Des actions qui en sont souvent à leur démarrage donc (ou à un stade encore modeste) et dont nous ne pouvons prévoir les évolutions, contrairement à Demainqui s'intéressait à des actions ayant déjà fait leurs preuves. Achevé en avril 2018, Demain et Après Demaindevaient être programmés à la suite le 5 juin. La direction de France Télévisions a finalement préféré les séparer pour une programmation dans le cadre de la COP24, les 9 et 11 décembre.

Dans son introduction Emmanuelle Walter écrit que j'ai choisi de travailler avec Laure Noualhat « parce que Cyril Dion est malin ». Interprétation qui donne la tonalité de l'article. En réalité, j'ai proposé à Laure de travailler et cosigner le film avec moi car elle était l'auteur de l'article sur l'étude Approching a State Shift in the Earth Biosphère (Libération août 2012) qui m'a décidé à écrire Demain et qui ouvre le film, parce qu'elle m'avait confié son pessimisme et son scepticisme et parce qu'il me paraissait impossible que Mélanie ou moi allions évaluer nous-même l'impact de Demain, étant juge et parti. Une journaliste connaissant bien le sujet me paraissait plus adéquate. Je n'ai donc été voir aucune des initiatives présentées dans le film et ai laissé Laure filmer et enquêter. Je n'ai fait qu’interviewer Anne Hidalgo, Eric Piolle, Nicolas Hulot et Emmanuel Faber. J'ai ensuite assuré le montage avec elle et Aurélien Guégan (notre monteur). Nous avons choisi ensemble, Laure et moi, de respecter nos points de vue différents en assumant une narration à deux voix, un dialogue amical qui fini par converger dans le constat qu’il est plus qu’urgent de changer d’échelle.

péché # 1 : raconter des histoires, même "inexactes"

Le premier péché du film consisterait à mélanger fiction et inexactitudes et à raconter des histoires en se moquant délibérément de savoir si elles sont vraies. Emmanuelle Walter réduit de façon caricaturale l'une des thèses principales du film : les fictions -la façon dont nous organisons les faits, sous forme d'histoires, pour leur donner du sens- servent de base à la quasi totalité des constructions et organisations humaines. Comme l'écrit Yuval Harari auteur de Sapiensdans son dernier ouvrage : « Les êtres humains pensent en récits, plutôt qu'en faits, en chiffre ou en équations ». Les systèmes religieux, politiques, culturels, s'appuient la plupart du temps sur des mythes, sur une façon d'interpréter la réalité. Et comme le dit Harari dans le film : « Tant que tout le monde croit à la même histoire, à la même fiction, tout le monde obéit aux mêmes règles, aux mêmes normes, aux mêmes valeurs ». Car continue-t-il -toujours dans le film- c'est l'adhésion commune à des fictions qui donne la capacité à des millions de personnes de coopérer de façon flexible pour élaborer des civilisations, bâtir des pyramides, aller sur la Lune, etc. Ce que veulent dire Harari, comme Hopkins, n'est pas qu'il faut se moquer de la véracité des faits, mais que nous avons besoin de comprendre que les fictions régissent nos vies et de décloisonner notre imaginaire. D'être capable de concevoir un monde dont l'horizon indépassable n'est pas la croissance économique, le capitalisme et les énergies fossiles –ce que la fiction dominante actuelle voudrait nous faire croire. Les « histoires » comme celles de Détroit ou de Berlin participent à l’éclosion de ces nouveaux imaginaires.

En dénaturant la pensée d’Hopkins, et celle de Huston et Yunnus au passage, Emmanuelle Walter induit les lecteurs en erreur, transformant une théorie élaborée en une mécanique à colporter des « inexactitudes » ou en une pensée naïve et quasi magique. C’est évidemment nécessaire pour décrédibiliser le film, mais c’est malhonnête.

péché #2 encenser les copains

Nous aurions omis de parler de la face sombre de l'entreprise Pocheco : « des accusations de salariés, relayées par un Canard enchaîné local, La Brique, et le magazine en ligne Bastamag, qui reprochent à Druon un comportement harcelant et tyrannique, mais aussi le recours à des détenus de la prison de Douai pour fabriquer une partie des enveloppes. »

1) Emmanuelle Walter désigne La Brique comme un « Canard enchainé local », laissant supposer qu'il s'agit d'un journal d'investigation de qualité. La Brique est avant tout un journal militant, plutôt d'extrême gauche, à parution irrégulière, dont l’objet est « la critique sociale de Lille et d’ailleurs ». Ses articles sont signés par des pseudos et bourrés de jugements de valeur qui n'ont pas grand chose à voir avec la rigueur journalistique qui impose de « penser contre soi-même ».

3) Emmanuelle Walter, qui nous reproche un défaut d'investigation, a-t-elle contre-enquêté pour vérifier les rumeurs qu'elle participe à colporter ? Non. Si elle l'avait fait, elle aurait pu constater que de nombreux éléments de l'article de la Brique se sont révélés inexacts, que d'autres sont des allégations et qu'aucune condamnation en justice n'est venu les étayer. D'autres journalistes (parmi les dizaines qui ont produit des articles sur Pocheco) l'ont fait. Et ont conclu à des « énormes carence de rigueur journalistique ». Ayant moi-même rencontré de nombreux salariés de l'entreprise depuis plusieurs années, je n'ai jamais pu constater ce qui est décrit dans l'article, tout au contraire.

3) Concernant le travail des prisonniers. Quelques recherches auraient permis à Emmanuelle Walter d’apprendre que c'est l'administration pénitentiaire qui a démarché l'entreprise pour fournir du travail aux détenus et que c'est l'administration qui a fixé les rémunérations. Cette activité existait déjà avant l'arrivée d'Emmanuel Druon à la tête de Pocheco. Elle représentait un peu plus d'1% du chiffre d'affaire (elle a cessé depuis à cause d'un plan social) et n'était donc pas l'activité lucrative décrite dans l'article. Cela n'empêche pas d'ouvrir un débat sur le travail des prisonniers et les règles fixées par l'administration pénitentiaire. Mais d'une part elles n'ont pas été édictées par Pocheco et, de l'autre, cela demanderait à Emmanuelle Walter de sortir de son bureau et d’en parler aux travailleurs sociaux qui s’occupent de réinsertion en milieu carcéral, plutôt que de colporter des rumeurs.

4) Encore un fait. Depuis notre second tournage 60 personnes ont été licenciées de Pocheco à l'occasion d'un plan social. L'activité de l'entreprise (fabriquer des enveloppes) s'effondre sous les coups de butoir de la numérisation des courriers comme Emmanuel Druon l'explique dansAprès Demain. L'équipe dirigeante a reçu les salariés un par un, s'est démenée pour retrouver des postes à un tiers des partants en faisant appel à d'autres entreprises de la région, a trouvé des formations à un deuxième tiers et réembauche régulièrement des personnes du dernier tiers pour des missions ponctuelles. Une illustration d'un management inhumain et par la terreur...

5) A propos du « copinage ». J'ai découvert Pocheco en 2011 lorsque je dirigeais le mouvement Colibris. J'ai trouvé leur initiative formidable et depuis ai entretenu des relations amicales avec Emmanuel Druon. Lorsque nous avons lancé le magazine Kaizen en mars 2012 avec très peu de moyens, nous avons été confronté dès le mois de mai au décès brutal de son actionnaire principal, Michel Valentin, fondateur du centre des Amanins. Il nous fallu trouver un autre actionnaire en urgence, qui soit en phase avec le projet éditorial et cohérent avec notre démarche (pas un grand groupe donc). Pocheco faisait initialement partie d'un groupe de presse « Le Particulier » fondé par le grand-père d'Emmanuel Druon. L'équipe dirigeante, sensible à notre situation, a donc proposé en 2013 de nous soutenir. Jamais ils n'ont eu la moindre ingérence dans la ligne éditoriale et surtout pas pour demander un retour d'ascenseur (si Emmanuelle Walter dispose d’informations à ce sujet, je serais curieux de les connaitre). Au printemps 2014 j'ai démissionné de la direction de la rédaction de Kaizen (je ne suis plus qu'actionnaire minoritaire et chroniqueur, sans aucun pouvoir sur les choix rédactionnels) pour réaliser le film Demain. Pocheco m'a paru un formidable projet pour le film. Tout comme la ferme du Bec Hellouin dont je connais bien les deux fondateurs depuis longtemps. Tout comme je connaissais Thierry Salomon, Pierre Rabhi ou Bernard Lietaer avant de tourner Demain. Un vaste copinage donc.

6) Concernant la présence de Pocheco dans Après Demain, elle est du fait de Laure Noualhat. Au cours de son enquête elle a découvert l'entreprise MobilWood qui lui a confié avoir été inspirée et conseillée par Pocheco. Puis nous avons appris que Pocheco avait été sollicité par… Danone. Il nous (Laure et moi) a dès lors paru intéressant de montrer que l'histoire de cette PME lilloise avait inspiré deux entreprises si différentes. C'était l'objet même du film.

Péché n°3 : une louche de Greenwashing

A propos de Danone.

1) Emmanuelle Walter décrit Emmanuel Faber comme extatique dans le film. Ce jugement de valeur n’est pas une information mais un ressenti personnel. Je laisse juge les spectateurs.

2) Elle écrit que « Le PDG se lance dans un descriptif idyllique de la certification en cours : Evian va atteindre la neutralité carbone en 2020, les bouteilles d'eau seront fabriquées en déchets végétaux... » Cette séquence est imaginaire. C'est moi qui dit, en voix off, en amont de l'apparition d'Emmanuel Faber, qu'il s'agit de l'objectif de l'entreprise. A l'image, on voit des bouteilles en plastique. 
Cela fait déjà beaucoup de manque de rigueur journalistique.

3) Ce que le PDG dit en revanche, à l'image, c'est qu'aller vers la certification « implique des transformations lourdes », et que cette démarche « fait peur aussi bien aux équipes de Bcorp, qu'à nous (Danone) ».

4) Car, si le label B Corp, n'est pas la panacée, c'est à ce jour l'un des plus exigeant pour mesurer l'engagement écologique et social d'une entreprise, dans le cadre de la société capitaliste actuelle. Nous sommes bien d'accord que cela n'a rien de suffisant. Pour autant, si elle veut être certifiée, une entreprise doit répondre à 200 questions et obtenir au moins 80 réponses positives. Elle doit changer sa gouvernance, son approvisionnement, ses moyens de productions, sa grille de salaires, etc. Une entreprise classique qui est très bonne en RSE tourne autour de 40 points nous a confié Elisabeth Laville, responsable du Label en France. C'est donc difficile d'y parvenir. La mise en œuvre de ces critères est évaluée, auditée, tous les deux ans. Ce qui rend difficile un énorme mensonge de Greenwashing.

5) Quand Emmanuel Faber, le pdg de Danone, annonce qu’il veut que son entreprise devienne « B Corp » j’y vois le signe d’un changement culturel. Qu’une entreprise de cette taille prenne le risque de changer ses statuts pour intégrer une mission d’intérêt général, qu’elle accepte d’être auditée tous les deux ans sur sa gouvernance et ses pratiques, c’est intéressant.

6) Que sa filiale américaine (bio) soit aisément certifiable c'est un fait. On peut l’interpréter comme un tour de passe-passe, ou bien comme la volonté de l'entreprise de s'orienter vers ce type d'activité. A ce stade rien ne permet de préjuger de manière définitive le chemin que Danone aura pris dans cinq ans. Pour autant, nous avons clairement énoncé les questions que posent la démarche lorsqu'Elisabeth Laville, se demande dans le film : « Est-ce que Bcorp pourra garder le pouvoir de changer le monde, la volonté de le faire et le niveau d'exigence pour le faire en travaillant aussi avec des grands groupes ou pas ? Et en même temps, le problème de fond, c'est qu'évidemment ce pari là il faut le tenter, parce que si l'on veut avoir un impact planétaire on ne peut pas se contenter de changer de petites entreprises militantes il faut aussi changer les grands groupes. » Elle résume une partie de notre interrogation à ce stade du film. Faut-il tenter d'avoir aussi un impact sur les grands groupes lorsque le secrétaire général de l'ONU nous dit que nous n'avons plus que deux ans pour changer de cap ? Nous ne tranchons pas ce débat car il est complexe et ce n'est pas l'objet du film. Mais transformer cette séquence en « Greenwashing » est, à nouveau, un raccourci un peu grossier.

7) Il ne s'agit pas ici de glorifier Danone, ni de faire une enquête à la manière de Cash Investigation, mais de faire ce qui nous était demandé pour ce film : regarder l'impact de Demain. Comme je l'ai déclaré à Télérama : « Ce qui m’a le plus frappé est que ce changement culturel, ce nouvel imaginaire pénètrent le monde des entreprises. Y compris des giga-entreprises comme Danone. Attention, je ne suis pas dupe, les multinationales ne vont pas se transformer comme par magie. Pour l’instant, elles changent le monde en le détruisant et, dans le cas de Danone, l’eau en bouteille ou les yaourts suremballés, c’est une hérésie ! » Si Emmanuelle Walter m’avait laissé un peu plus que 9 heures pour réagir à son mail, je lui aurait répété cela. Elle aurait également pu lire ce que je pense du modèle des multinationales dans le livre de Demainou dans de nombreuses tribunes publiées dans la presse. Mais, à l’évidence, le journalisme pressé ne peut s’embarrasser du fond.

8) Car évidemment, nous nous doutons bien qu'il sera difficile à n’importe quelle entreprise du CAC 40 de parvenir à une labellisation en totalité, ce que nous exprimons dans le dialogue de fin de séquence, tronqué dans l'article d'EW :

9) Laure : C'est très mignon tout ça mais (…) quand on vend de l'eau en bouteille, sur-emballée, qui se promène en camion, ta multinationale, elle change le monde, c'est vrai, mais surtout en le détruisant.

Cyril : Ok, mais que des patrons de multinationales se mettent à dire que les entreprises doivent avoir une mission au service de la société, qu'ils essayent de changer leur gouvernance, leur système de production, de devenir des Bcorp, c'est pas un peu le signe qu'une autre histoire est en train de se propager ?

Laure : Mouais... En attendant il y a eu plus de mille deux cent milliards de dollars de dividendes qui ont été versés aux actionnaires dans le monde en 2017 et ce qu'ils veulent les actionnaires, c'est pas vraiment changer le monde, c'est de l'argent. »

péchés # 4, 5 et 6 : omissions en série

Emmanuelle Walter écrit : « En septembre 2017, quand le toit maraîcher en permaculture d'un centre de tri de la Poste, dans le 18e arrondissement de Paris, est inauguré en présence du PDG, Philippe Wahl, la caméra d'Après demain filme son discours prometteur : "On va en faire d'autres, c'est le premier exemple (...) A Paris et ailleurs, nous sommes présents dans 17 000 points de contact" s'exclame Wahl, aux côtés d'une adjointe d'Anne Hidalgo ravie. Nous avons appelé la Poste et des protagonistes de ce potager : 14 mois plus tard, les autres projets sont à peine balbutiants, puisque presque tout repose sur le bénévolat des postiers »

Emmanuelle W. omet à nouveau deux choses.

D'abord que Laure Noualhat demande à Philippe Wahl à la fin de la séquence :

« Donc vous allez répliquer ce modèle sur les 17 000 sites ? »

Il ne lui répond pas « oui bien sûr, sur les 17 000 sites ! » avec un air « extatique » mais : « Euh non ! Pas sur les 17 000 sites, non, non. Mais on va regarder où on peut créer ces fermes ailleurs. Et quand est-ce qu'on le décidera ? Dans deux conditions. La première c'est que les lieux s'y prêtent. Et ça on doit avoir d'autres grands toits plats. Et la deuxième chose surtout, c'est qu'il y ait des factrices, des facteurs, des guichetiers, des guichetières, qui soient prêts à prendre les choses en charge, car ce sont les femmes et les hommes qui réalisent ces rêves là. »

L'angle de compréhension de la séquence est sensiblement différent si l'on présente les choses avec ce dialogue. Ensuite que comme je l'écrivais plus haut, l'objectif était d'aller à la rencontre de personnes qui se sont mises à agir. Sans savoir ce que deviendraient leurs projets (en l'occurence un an plus tard). Il ne s'agit donc pas d'une omission, mais d'un défaut de boule de cristal. Cela arrive...

Concernant Yunnus et le micro-crédit. Primo nous ne présentons pas Yunnus comme « un prophète dont la parole est sacrée ». Sur quoi s'appuie ce jugement de valeur ? Yunnus apparaît comme la plupart des intervenants de Demain (d'ailleurs les rush viennent du tournage de Demain) et comme Rob Hopkins dans ce film : des activistes qui apportent un point de vue. En l'occurence celui de l'entrepreneuriat social dont Yunnus est un des pionniers. Certes le micro-crédit est remis en question, mais nous n'en faisons pas l'apologie dans le film. Nous disons simplement que l'action de Yunnus a sorti des millions de personnes de la pauvreté, raison pour laquelle on lui a décerné le prix Nobel de la paix. Une broutille.

Enfin, EW écrit que nous exaltons à la fin du film « de manière simpliste l'impact sur le monde de Mandela, Martin Luther King et Gandhi » révèlant « le besoin qu'éprouve Cyril Dion de dénicher l'homme-miracle et l'événement décisif qui nous sortiront de la crise climatique ». Nous n'avons pas vu la même fin du film. Cette séquence illustre la basculement de récits culturels : le moment où collectivement des sociétés ont cessé de croire les noirs inférieurs aux blancs, les femmes aux hommes, l'empire britannique comme invincible, l'apartheid comme seul horizon, et ont engagé des luttes. Je ne cherche pas à dénicher d'homme miracle, au contraire, je tâche d'illustrer que les bascules s'opèrent quand la fiction et donc l'ensemble de valeurs, de représentations, d'une société, changent.

Concernant la déclaration de ma coréalisatrice, (qui ne se retrouve pas tout à fait dans cette affirmation qu'elle « n'assume pas » le film) : « J'ai l'impression de ne pas avoir su saisir la perche qui m'était donnée de relativiser ce discours hyper positif. Les PDG de la Poste et de Danone, on leur a donné un blanc-seing sans vérifier leurs dires», elle me chagrine. Personnellement je n'ai pas le sentiment de leur avoir donné un « blanc-seing » pour toutes les raisons évoquées plus haut. Mais Laure Noualhat peut sans doute se consoler en mesurant, avec l'article d'Emmanuelle Walter, qu'une enquête n'est jamais parfaite, loin de là.

Notre (courte) réponse

Je regrette évidemment de n'avoir pu questionner Cyril Dion avant de clore l'article (je lui avais cependant donné un peu plus de temps que ce qu'il mentionne dans son droit de réponse). L'article aurait été forcément plus complet, et plus complexe. Reste que 1. Laure Noualhat, coréalisatrice du film, reconnaît elle-même que celui-ci donne "un blanc-seing aux PDG de la Poste et de Danone" ; 2. Pocheco est bel et bien un actionnaire important de Kaizen, revue cofondée par Cyril Dion dont il est lui-même actionnaire ; 3. La présence dans le film de Laure Noualhat crée des attentes d'ordre journalistique (on s'attend à ce que la volonté de mue écolo de la Poste et Danone soit davantage questionnée, par exemple) alors qu'on est finalement dans un documentaire d'auteur, avec des choix narratifs et une ligne très "positive" qui contrarient la démarche journalistique de Noualhat. 

Pour finir, je reconnais sans réserve avoir péché par imprudence en mentionnant l'article de la Brique sur le management de Pocheco. Ce n'était pas une bonne idée. Pan sur le bec, comme dirait le Canard Enchaîné

Emmanuelle Walter

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