"Les journalistes syriens ont trop sacrifié pour être oubliés aujourd'hui"
Hussam Hammoud - - Silences & censures - 12 commentairesHussam Hammoud est journaliste d'investigation syrien. Il travaille régulièrement pour Arte ou Mediapart. Il nous a fait parvenir cette semaine cette tribune, que nous publions aujourd'hui en accès libre en français et en anglais, sur le sort des journalistes syrien·nes, depuis la chute de Bachar al-Assad.
Depuis le début de la révolution syrienne en 2011, 181 journalistes syrien·nes ont sacrifié leur vie pour s'assurer que le monde connaisse la vérité. Ce chiffre effarant, rapporté par Reporters Sans Frontières, ne reflète ni les corps brisés, ni les esprits détruits de ceux qui ont survécu. Ces hommes et femmes ordinaires, armés seulement de caméras, de stylos, et du courage de regarder l'horreur en face, ont saigné et souffert pour exposer les crimes commis dans leur patrie.
Pendant plus d'une décennie, leur travail a porté le poids de la conscience mondiale. Ils ont filmé des massacres où leurs amis et voisins figuraient parmi les morts. Ils ont enregistré le désespoir de mères en deuil, juste après que la vie de leurs enfants leur a été arrachée. Et ils ont continué, refoulant leur propre douleur, parce qu'ils savaient : si eux ne rapportaient pas les faits, personne ne le ferait.
Aujourd'hui, ces mêmes personnes sont en train d'être réduites au silence. L’ouverture de la Syrie aux médias étrangers, un moment qui aurait dû célébrer la collaboration et la responsabilisation, est devenue un chapitre douloureux d’effacement pour les journalistes locaux. Ces derniers assistent à la mise à l’écart de l’œuvre de toute une vie.
Fardeau
J’ai parlé avec Ali Al-Abdullah, journaliste et activiste syrien, qui m’a confié ce que signifiait travailler sous le régime d’Assad, risquant tout, simplement en portant une caméra : "On dit qu’une caméra peut capturer mille histoires. Mais à Damas, en porter une pouvait vous coûter la vie. Barrage après barrage, vous sentiez les regards braqués sur vous. Même quand je savais que mes poches étaient vides, mon cœur se serrait chaque fois qu’ils me demandaient mes papiers et fouillaient mes cartes mémoire."
Il continue, la voix empreinte de tristesse. "Je ne peux même plus compter le nombre de fois où mes cartes ont été confisquées. Les histoires, les images disparaissaient, juste comme ça. Pourtant, nous avons trouvé des moyens de dire la vérité au monde, même si cela signifiait utiliser de vieilles caméras ou des vidéos tremblantes de téléphone. Maintenant, je vois des journalistes étrangers se promener dans Damas comme si ce n'était qu'une mission banale. Ils publient sans crainte, sans hésitation, amplifiant des récits qu’ils comprennent à peine. Et nous, ceux qui avons porté ce fardeau seuls pendant des années, nous sommes ignorés."
"Ils nous ont tout pris en une nuit"
Ce sentiment de mise à l’écart a également résonné dans ma conversation avec Nabihah Al-Taha, l'une des journalistes syriennes les plus dévouées. Sa frustration transparaissait dans chacun de ses mots. "Ils ont tout pris en une nuit : chaque histoire, chaque espace qui nous appartenait. Les médias étrangers envahissent le terrain, écrivant sur la Syrie comme si nous n’avions jamais existé. C’est comme si nos années de sacrifice ne comptaient plus."
Elle ajoute : "J’ai vu CNN parler des libérations de prison, mais je pouvais déceler les mensonges immédiatement. Je connais les signes de la torture, les regards hantés, les cicatrices indélébiles. Ces gens n’avaient rien de tout cela. Mais les journalistes étrangers qui filmaient ne savaient pas. Ils ne nous ont pas demandé. Ils ont cru ce qu’ils voyaient, et le monde les a crus aussi".
Elle fait une pause avant d’admettre quelque chose de douloureux à entendre: "J’ai tout donné pour la vérité en Syrie, mais aujourd’hui, je sens que je n’ai plus ma place ici en tant que journaliste. Le pays pour lequel j’ai tout sacrifié ne m’offre plus de place."
Ce désenchantement se reflète même chez Audrey MG, une photojournaliste française. Elle m’a raconté ce qui l’a choquée en Syrie après le 8 décembre : "Je photographiais les cellules d’Assad dans la prison de Saydnaya, et une famille syrienne se tenait près de moi. Une mère et sa fille s'accrochaient l’une à l’autre, pleurant, attendant des nouvelles de leur fils disparu. Leur douleur était presque insoutenable." Puis : "Je voulais photographier ce moment, non pour l’exploiter, mais parce que ce genre de chagrin porte le poids de milliers d’histoires non racontées. J’ai demandé à mon collègue syrien de demander leur permission. La fille a refusé, et je l’ai respecté. Cinq minutes plus tard, une équipe de journalistes étrangers est arrivée, photographiant à tout-va. L’un d’eux a pris une photo de cette jeune femme."
Ces histoires ne sont pas isolées. Elles reflètent une réalité douloureuse dans un pays où les héros ayant tout risqué sont désormais relégués au passé. Mais nous ne devons pas oublier. Nous devons nous rappeler les sacrifices d’Anas Alkharboutli, mort à Hama, caméra à la main. Nous devons nous rappeler Mustafa Al-Sarut, qui a perdu la vie en documentant les dévastations à Alep. Et oui, nous devons nous souvenir de Marie Colvin, la journaliste intrépide morte à Homs en 2012 pour que le monde entende la vérité. Surtout, nous devons nous rappeler que la vérité de la Syrie n’appartient ni aux puissants ni à la voix la plus forte. Elle appartient à ceux qui ont souffert, perdu,et osé dire au monde ce que personne d’autre ne voulait dire. Elle appartient aux journalistes syrien·nes. Ils ont sacrifié trop pour être oubliés maintenant.