Le yaourt de la colère
Daniel Schneidermann - - 0 commentairesVous ne l'avez peut-être pas remarqué, mais on célébrera le 20 mars la journée de la francophonie.
Pour l'occasion, à qui France Inter donne-t-il la parole ? A Alain Finkielkraut. Pendant huit longues minutes. Pour l'interroger sur Valls, Le Pen, et les départementales. Pourquoi Finkielkraut ? Demandez-leur. On compte de par le monde quelques centaines de millions de francophones. En restreignant le champ de recherche, on compte quelques centaines d'écrivains francophones valides. Ah oui, mais France Inter était ce matin en direct de l'Académie. Certes. Admettons. Restent une quarantaine d'autres académiciens, présumés francophones, qu'on aurait pu inviter. Mais non. Il leur faut Finkielkraut. Finkielkraut, c'est du saignant. De la reprise assurée. Ils sont incorrigibles.
Dans le même registre, Ruquier regrette d'avoir si longtemps donné la parole à Zemmour. C'est une des vidéos buzz du week-end. Cinq ans. Cinq ans de duos, avec Naulleau. Et encore l'automne dernier, Zemmour était invité pour la sortie de son livre. Le regret est sorti tout seul, pendant son émission, face au journaliste François de Closets, qui estimait qu'on ne traite pas assez, à la télé, les sujets préférés de Le Pen. Avait-il prémédité ses regrets, Ruquier ? Est-ce l'esprit du 11 janvier qui le travaille ? Peu importe. Indépendamment du bien-fondé ou non de ses regrets, il est toujours salutaire d'ouvrir le débat.
Esprit du 11 janvier, suite : le footballeur Zlatan Ibrahimovic s'est excusé. Sous le coup de la colère contre l'arbitrage du match qu'il venait de disputer, il avait traité la France de "pays de merde". Il ne s'est pas excusé spontanément. Un tweet du ministre des sports Patrick Kammer l'y avait expressément invité. Pour tous ceux qui se demandent à quoi sert encore l'Etat, c'est une réponse. A ce tweet du ministre de la Jeunesse et des Sports. Allez Ibra, convoqué chez le proviseur. Tu as beau être la vedette du lycée, ça ne donne pas tous les droits. Très 11 janvier, cette colère du ministre, ces excuses du sportif millionnaire. J'ai l'air de plaisanter ? Peut-être. Mais c'est mieux que rien. Même s'il ne devait servir qu'à ça, l'Etat, c'est mieux que rien.
Pendant ce temps, la nouvelle n'a pas buzzé ce week-end, mais Philippe Lançon a mangé son premier yaourt. Journaliste à Libé, chroniqueur à Charlie Hebdo, Lançon est un des blessés du 7 janvier. Sa mâchoire a été réduite en miettes par les balles des Kouachi. Il va d'opération en opération, de suture en suture. Que lui reste-t-il ? Ecrire. Le chroniqueur ne sait rien faire d'autre. Ecrire sur son premier yaourt depuis l'attentat, à la cuiller en plastique, à propos duquel il parvient tout de même à citer Kafka. Sa chronique de Charlie Hebdo est reproduite ici, mais que ça ne vous dispense pas d'acheter Charlie, même si vous en pensez ce que vous en pensez, ne serait-ce que pour les chroniques de Lançon. "Cette fraîcheur perdue, écrit-il, réveilla (...) un sentiment oublié : la colère". Cette colère sourde, clandestine, confuse, partout, jusque dans les cuillérées de yaourt.