Le prince celte et les emmerdeurs à petites cuillers

Daniel Schneidermann - - 0 commentaires

Ce n'est pas pour faire dans la nostalgie, mais on ne s'ennuyait pas, dans les banquets aristos

, au Ve siècle avant Jésus Christ, et dans la belle région de Troyes, en Champagne. Vous l'avez peut-être entendu aux radios du matin, un chantier d'archéologie préventive, sur la commune de Lavau, vient de mettre au jour la sépulture d'un prince celte. Sépulture somptueuse, comme il se doit, dans laquelle on a exhumé, aux côtés du squelette princier et de son char, un chaudron étrusque ou grec, aux anses ornées de figures du dieu Acheloos, dieu fleuve d'Etolie. Egalement retrouvée dans ce tumulus plus grand que la cathédrale de Troyes, une cruche à l'effigie de Dionysos couché devant une vigne, en compagnie d'un personnage féminin (non identifié), et rehaussée "à son pied et à sa lèvre" d'une tôle d'or. La cruche servait vraisemblablement à prélever le vin au chaudron.

A partir de là, on rêve, on suppute, on extrapole. C'est le charme de l'archéologie. Que faisaient donc ces ustensiles grecs, exilés dans la barbare Champagne ? Peut-être des cadeaux, supposent les archéologues, offerts par des commerçants marseillais, partis dans le Nord à la recherche d'étain, d'ambre, ou...d'esclaves. D'autant que la cruche, par exemple, aurait été customisée. Sur les vraies cruches grecques de Grèce, pas trace d'or, par exemple. Les artisans grecs ont-ils "adapté leur production aux caprices du prince barbare", comme le suggère Le Monde ? Bref, le prince celte serait une sorte de collabo décadent, livrant son peuple à l'esclavage pour quelques babioles. Mais laissons le bénéficier de la présomption d'innocence. L'enquête ne fait que commencer.

Supputation pour supputation, on devine, à la lecture des reportages, que l'Institut National de Recherches Archéologiques Préventives (INRAP) a exploité à fond sa découverte, avec voyage de presse organisé sur le site, et profusion des détails enthousiasmants sur le chaudron et la cruche. Mais c'est de bonne guerre. Car l'INRAP vit aujourd'hui, au début du troisième millénaire après JC. Et c'est une époque où l'archéologie, sur les chantiers, est plus souvent traitée en intruse qu'en invitée. Comme ils embarrassent les bâtisseurs, ces emmerdeurs à petites cuillers, qui grattent la terre pendant des mois, pour n'y découvrir souvent que de vieilles cannettes. Au moins autant que les défenseurs des espèces protégées, et autres copains de Rémi Fraisse. Qu'ils finissent de gratter le plus vite possible, et nous laissent vite construire nos vaillantes lignes à grande vitesse. Vite vite : l'emploi et la croissance n'attendent pas. L'archéologie, comme l'écologie, ça commence à bien faire.

Un environnement d'autant plus menaçant pour l'INRAP qu'une loi de 2003 a ôté au secteur public le monopole de l'archéologie préventive. Les maires et autres aménageurs, obligés de creuser avant de construire, ont donc désormais le choix entre le public et le privé. Les auteurs de cette loi ont sans doute considéré que, si l'obligation devait en demeurer, l'archéologie préventive pouvait être ouverte à la concurrence, entre des entreprises promettant, pour remporter le marché, de faire mieux, plus vite, et moins cher. Quelques jours avant l'annonce de la découverte de Troyes, une centaine d'archéologues de l'INRAP avaient bloqué les caisses du musée du Louvre, pour protester contre "la privatisation et la marchandisation du secteur". Le prince de Lavau peut remonter sur son char, il vient de prendre la tête d'une nouvelle campagne.

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