Le Monde, la troïka, et la super-cagnotte

Daniel Schneidermann - - 0 commentaires

Ils sont trop mignons ! Regardez-les s'avancer, main sur le coeur

, le mécène, le banquier, et le geek. Bien entendu, si Le Monde devait tomber entre les mains du trio Bergé-Pigasse-Niel, son indépendance serait parfaitement respectée. "L'indépendance est d'abord éditoriale. Elle constitue le bien le plus précieux pour l'avenir" écrit le trio des millionnaires. Vous en voulez encore ? "Le Monde porte des valeurs humanistes, il ne doit pas se réduire à une sensibilité politique." Etc, etc.

On ne les imagine pas dire le contraire. Mais je ne voudrais pas me moquer pour me moquer. Au point où en est arrivé le journal, une usine à pertes sans fonds, la troïka est sans doute, du point de vue de la survie de l'entreprise, une solution acceptable. D'abord parce qu'ils investissent leur argent personnel, et pas les fonds d'une entreprise. A cet égard, ils n'auront de comptes à rendre qu'à leur enthousiasme ou à leurs exigences citoyennes (formulations positives) ou à leurs caprices et à leurs copains (formulation moins positive), et pas à leurs propres actionnaires. Ils peuvent perdre de l'argent sans autre drame que d'amour-propre. C'est déjà ça. En outre, le fait même que le nouveau proprio soit doté de trois têtes, est la meilleure garantie d'indépendance de la rédaction. Disons, la moins mauvaise. Avoir trois propriétaires, c'est n'en avoir aucun. Cela comporte des avantages (pas d'emmerdements) et des inconvénients (le risque de paralysie, si désaccord). A fortiori, si les trois viennent de trois planètes aussi différentes (banque, haute couture, Internet) que ces trois-là, que seule réunit, finalement, la fortune.

Reste qu'il y a quelque chose de surréaliste, à voir les angoisses de la rédaction se concentrer sur cet enjeu capital : à la veille du second tour, Le Monde, dans un éditorial solennel commençant à la Une et solennellement signé des solennelles initiales de son solennel directeur, appellera-t-il à voter pour DSK, ou pour personne ? Comme si la question, en 2012, avait encore la moindre importance. Comme si, surtout, les enjeux n'étaient pas ailleurs. Industriels, d'abord (et bonne chance à la troïka, dont aucun membre n'est sans doute jamais entré dans une imprimerie). Evidemment rédactionnels, ensuite : au prix de quelle exigence, de quelle originalité, l'information peut-elle rester une denrée pour laquelle on est prêt à payer, dans l'océan de la gratuité illimitée ? C'est la question super-cagnotte, à cent millions d'euros.

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