Le Monde : Fottorino attaque ses prédecesseurs
Dan Israel - - 0 commentairesAu lendemain de la vente du Monde, son directeur Eric Fottorino attaque (sans les nommer) ses prédecesseurs. Décryptage.
Au lendemain de la vente du Monde, son directeur Eric Fottorino attaque (sans les nommer) ses prédecesseurs. Décryptage.
Dans un long éditorial publié cet après-midi, le directeur du Monde salue la vente de son quotidien, désormais aux mains d'un nouveau trio, dit "BNP", composé de Matthieu Pigasse, Xavier Niel et Pierre Bergé – qui ont dû faire une place de dernière minute au groupe espagnol Prisa. "Un nouvel élan", se réjouit Fottorino, qui prend le temps de se retourner sur le passé du quotidien, où il est entré en 1986.
Et son regard sur les années écoulées n'est pas tendre : "Avant de tourner une page, il faut s'assurer de l'avoir bien lue. Surtout si le passé, aussi brillant soit-il, se solde par un échec économique et financier. Et par quelques écarts éditoriaux qui n'ont pas été pour rien dans les crises successives du Monde. Ce n'est pas injurier notre histoire collective que d'en dresser le bilan critique."
Le journaliste distribue les mauvais points, sans nommer ceux à qui ils s'adressent, mais en étant assez précis pour que tous les intéressés comprennent. Il passe rapidement sur les "péchés d'orgueil" qui ont consisté à créer, puis à s'accrocher, à une imprimerie en propre, sans savoir "'acheminer le journal en temps et en heure vers le lecteur". Il regrette aussi que le quotidien n'ait pas mis les moyens pour "muscler une offre de fin de semaine qui n'a jamais bénéficié d'efforts financiers à hauteur des enjeux tant éditoriaux que publicitaires".
Mais passés ces reproches généraux, Fottorino, directeur du Monde depuis 2006, s'en prend bien plus directement à la façon dont Le Monde a été géré pendant dix ans par le trio Alain Minc (président du conseil de surveillance de 1994 à 2008), Jean-Marie Colombani (directeur de 1994 à 2006) et Edwy Plenel (directeur de la rédaction de 1996 à 2004).
Les critiques portent d'abord sur la politique d'expansion hasardeuse de Minc et Colombani, qui ont constitué un groupe de presse pour tenter de combler les pertes du quotidien, en rachetant notamment les Publications de la vie catholique (Télérama, La Vie) : "A l'orée des années 2000, Le Monde s'est lancé dans une stratégie d'acquisitions coûteuse et hasardeuse, quand bien même elle a permis de jeter les bases d'un groupe de presse avec des titres prestigieux comme Télérama et Courrier international. (…) La vente du patrimoine immobilier des Publications de la Vie catholique et l'aspiration brutale de leurs bénéfices ont rendu difficile l'émergence d'une culture commune."
Quant au rachat du groupe des journaux du Midi (le Midi libre, notamment), revendu depuis, l'opération est qualifiée de "très riche humainement mais dénuée d'intérêt sur les plans stratégique et financier".
"Fort penchant" pour Balladur en 1995
Fottorino s'attaque ensuite au contenu du journal. Il reproche à mots non couverts la préférence claire du journal pour Mitterrand dans les années 1980, puis son "fort penchant" pour Edouard Balladur en 1995, qui "lui fut très préjudiciable". A notre connaissance, jamais un dirigeant du journal n'avait validé aussi clairement cette critique, qui tourne depuis des années autour de Minc et Colombani. Il va plus loin en pointant des "écrits exagérément favorables à Nicolas Sarkozy au mitan des années 2000", puis la prise de position "pour Ségolène Royal".
Les dernières critiques semblent principalement dirigées contre Plenel, qui a à la fois développé une culture du "coup" et de révélations, et un journalisme d'investigation s'appuyant largement sur la révélation de pièces de dossiers judiciaires en cours. Et les mots choisis sont durs : "Un journal qui s'était un temps donné pour mission de faire trembler le CAC 40, qui a parfois abusivement entretenu la suspicion envers les pouvoirs politique et économique, ne pouvait qu'en payer le prix. Que de leçons données ! Que de personnalités injustement malmenées, semoncées voire jugées dans nos colonnes ! L'erreur fut souvent de prendre nos excès pour l'expression de l'indépendance, quand ils n'étaient qu'insignifiance."
Fottorino veut manifester balayer "ces égarements" et ce "journalisme carnassier" : "Un journaliste n'est ni un magistrat ni un auxiliaire de police. Enquêter, oui. Enquêter à charge, accepter d'être l'instrument manipulé et manipulateur d'intérêts obscurs: jamais."
L'actuel directeur du Monde, en revanche, ne semble pas s'adresser une seule critique à lui-même.
C'est sans doute ainsi que se conclut (provisoirement ?) notre dossier Monde à vendre...