"Le Cri", nouveau média chrétien de gauche qui enrage l'extrême droite
Alizée Vincent - - Alternatives - 35 commentairesL'abbé Raffray : "De quel droit se disent-ils chrétiens ? Qui les finance ?"
Le premier numéro du "Cri", magazine indépendant "chrétien, joyeux et radical" aux valeurs sociales revendiquées, a suscité une vague d'indignation sur les réseaux sociaux. Les comptes les plus critiques : des personnalités catholiques proches de la droite ou de l'extrême droite, dont certains accusent le nouveau mensuel de ne pas être vraiment chrétien, car trop "révolutionnaire".
Rares sont les médias indépendants qui, en à peine dix jours d'existence, font déjà l'objet d'un compte parodique sur Instagram, en étant insulté de "mutin de panurge". Tel est le sort du Cri, nouveau magazine "antiraciste, pro-LGBT+, féministe et écologiste", résume le Nouvel Obs. Le mensuel est, depuis son lancement le 30 octobre, la cible d'une partie des personnalités catholiques sur les réseaux sociaux et de la sphère Bolloré.
Sa naissance a pourtant été saluée par une majorité des médias généralistes ou chrétiens. "«Le Cri» se revendique «chrétien, joyeux et radical» – et pour une fois, ce n'est pas un radicalisme de droite", dixit Nouvel Obs. "Le prix prévu en kiosques pour le mensuel est de 7,50 euros. Pas cher payé pour retirer un peu la couverture à Stérin et Bolloré", dixit Libération, à partir d'une dépêche AFP. "Le magazine veut répondre à une crise qui n'est pas seulement écologique, politique, mais également spirituelle", dixit la Croix. "Un cocktail détonant de Jésus, l'esprit Charlie et So Foot", dixit le Point. Une ligne "chrétienne ouverte au monde", dixit RCF, "sans avoir peur d'aller chercher les lecteurs les plus éloignés de l'Eglise". Le lancement du Cri a aussi été accueilli positivement par Regards Protestants, le Huff Post, la revue de presse de France inter, ouTémoignage Chrétien.
Suffisant pour faire enrager une partie de la droite et de l'extrême droite ? Il semblerait. "De la diabolisation à la haine : le nouveau fonds de commerce du magazine «le Cri»", tâcle Tribune Chrétienne. "Le Cri propose à ses ouailles un grand raout de haine et de ressentiment", dixit le JDD de Vincent Bolloré (qui dit dans son article avoir contacté le Cri, alors qu'aucun des fondateurs n'a reçu le moindre message). "Ces grands militants de l'inclusion sont de farouches adeptes de la pensée unique, sûrs qu'ils sont de détenir LA vérité", écrit le site Boulevard Voltaire. Plusieurs grands noms du catholicisme en ligne ont également réagi, en publiant des vidéos dénigrantes. C'est le cas du très suivi Abbé Raffray (277K followers en cumulé), connu comme "le prêtre préféré des jeunes identitaires" (la Croix). Ou du Frère dominicain Paul Adrien, très actif sur YouTube (avec plus de 700k abonné·es cumulés). Mais aussi de comptes plus confidentiels, non moins véhéments, comme Maite de Lausanne - parmi moult commentaires anonymes violents.
Théo Moy, cofondateur du Cri (et ancien de la Croix) se veut rassurant, envers Arrêt sur images : si la vague de dénigrement est réelle, il ne s'agit pas non plus de "centaines de messages". Le journaliste reconnaît pourtant être dans une "vraie réflexion" face à "la radicalisation d'une certaine extrême droite catholique". Il cite le cas de l'avocat et blogueur catholique Erwan Le Morhedec, également chroniqueur pour la Croix. Son cabinet a été vandalisé, début novembre, avec un tag "Morhedec collabo". Pourtant, contextualise Théo Moy, Erwan Le Morhedec ne correspond pas au profil du "gauchiste" haï par l'extrême droite. Dans ce contexte, "on se pose de vraies questions sur l'adresse à indiquer sur notre site", reconnaît le cofondateur du Cri. "Ce n'est pas de la violence physique mais c'est intimidant". On peut aussi ajouter le cas du père Matthieu, prêtre progressiste et YouTubeur "détesté des plus conservateurs" qui a quitté les ordres et les réseaux sociaux il y a un an.
"Optique quasiment antichrétienne"
Au milieu de toutes ces critiques, s'est ajoutée une page parodique donc, baptisée "Le Cringe", un jeu de mot en référence à l'expression anglophone "cringe", qui signifie "gênant". Elle publie des attaques sous forme de moqueries envers la ligne éditoriale du Cri. Les pages les plus proches du "Cringe", d'après l'algorithme d'Instagram (qui nous les recommande), sont celles de Frontières, de Valeurs actuelles et de Éric Zemmour. (À noter que la page du "Cringe" pré-existait au Cri. Parmi ses anciens contenus, des déclarations comme : "Monsieur Bobo a les vacances comme arme et comme programme pour repousser les assauts de l'islamisme planétaire". Mais la page se concentre depuis début octobre sur des contenus anti-le Cri).
La page "le Cringe" n'a pas répondu à la demande d'interview d'Arrêt sur images pour expliquer sa démarche. L'abbé Raffray, lui, oui. Il a acheté et lu le premier numéro du Cri (qu'il a commenté dans plusieurs stories Instagram). Auprès d'ASI, il énumère d'abord les "points positifs" au sujet du Cri, à savoir, la "qualité éditoriale et esthétique". Puis s'emporte : "Ils parlent de Dieu simplement comme un prétexte pour aborder des sujets de société qu'ils traitent dans une optique quasiment antichrétienne". Comme d'autres, l'abbé Raffray déplore une "mentalité très politique, qui dénonce, alors que le Christ est là pour rassembler", mais aussi "une utilisation du christianisme pour faire de la politique communiste socialiste d'extrême gauche". Selon lui, le message que doit passer un média chrétien "est un message surnaturel qui parle de l'âme et de la foi".
Théo Moy réagit aux accusations de "ne pas parler de Dieu" ou d'instrumentaliser la foi. "Il peut y avoir un très bon reportage sans le mot «Dieu» parce qu'être chrétien, ça nous mène à avoir un certain regard sur le monde : un regard «d'amour», on peut appeler ça comme on veut." L'une des contributrices du Cri réagit aussi auprès d'ASI. Il s'agit de Manon Rousselot-Pailley, militante de l'action catholique rurale et chroniqueuse pour le Cri. "Cela m'inquiète que les chrétiens ne se préoccupent d'enjeux de société que lorsque l'on arrive à relier explicitement ces enjeux au christianisme, comme si leur seule identité c'était d’être chrétiens, et pas aussi des citoyens censés prendre part au monde dans lequel ils vivent." Elle ajoute : "Quelqu'un qui pense que quand on parle de justice sociale, on ne parle pas de Dieu, n'a pas compris l'Évangile. On ne peut pas parler de Dieu sans parler des étrangers, des pauvres, des prisonniers, puisque ce sont les sujets constants de préoccupation de Jésus dans la Bible".
Le contenu du magazine, souligne Théo Moy, est, en plus, largement tourné vers la religion. "Dans le Cri, il y a des témoignages de foi à la première personne. Il y a un évangile et un commentaire de l'Évangile. Il y a des réflexions sur de grands concepts chrétiens. Il y a un contenu spirituel et confessionnel explicite..." Le premier numéro contient par exemple un reportage sur un village palestinien face aux colons, une enquête sur l'extrême droite catholique, un dossier sur "Dieu dans les marges", le compte-rendu d'audience du procès d'un CRS, un reportage sur une procession catholique écologiste ou l'interview d'un écrivain espagnol sur la religion.
"Ton clivant"
Arrêt sur images a demandé à l'abbé Raffray pourquoi avoir commenté le lancement du Cri. "Ils m'ont attaqué personnellement dans leur première vidéo de publicité", répond-t-il. Aucune référence à l'abbé n'apparaît pourtant sur les réseaux sociaux du Cri. Le magazine confirme à Arrêt sur images n'avoir, en effet, pas cité l'abbé Raffray.
Ce qui n'empêche pas le journal d'assumer ses partis pris. Théo Moy explique à Arrêt sur images : "On ne peut pas ignorer le contexte pour le catholicisme au niveau mondial, à savoir, la montée d'une nouvelle extrême droite chrétienne. Évidemment, c'est un sujet d'inquiétude." Le premier numéro donne la parole à Guillaume Meurice, dans une longue interview, au cours de laquelle l'humoriste est interrogé sur "le riche catholique qui finançait la droite bon teint" devenu "très interventionniste" et proche de l'extrême droite, prêt à "presque acheter le pouvoir". Le Cri n'a pas peur des oppositions. Dans l'une des vidéos de lancement, Théo Moy demande ainsi : "Tu en as marre de voir passer les vidéos du frère Paul-Adrien quand tu scrolles ? Tu ne te résous pas à la droitisation des églises ?", avec une image de Pierre-Edouard Stérin.
Le frère Paul-Adrien, a brièvement réagi auprès d'Arrêt sur images, depuis l'Ukraine, où il est en déplacement pour voir ses pairs "qui ont choisi de rester dans un pays en guerre". Il commente, à l'écrit : "Je suppose qu'il y avait un ton clivant dans leur campagne de lancement qui a peut-être eu du mal à passer. Je me trompe peut être. Bon. Vu de l'Ukraine... y'a pire..." Il préfère s'exprimer, justement, sur l'Ukraine. "C'est sur des sujets comme cela que je préfère parler aux gens, de gauche comme de droite, et unir les chrétiens."
Timothée de Rauglaudre, journaliste indépendant spécialiste des religions, est l'un des premiers contributeurs du Cri. Il signe l'enquête - sous forme de "jeu des sept familles" - sur l'extrême droite catholique. Le "ton clivant" reproché au Cri n'est que le reflet "des divisions qui existent de facto dans la société et donc, qui existent chez les catholiques", analyse-t-il auprès d'ASI. Les chrétiens "ne sont pas sur leur petit nuage au-dessus des clivages politiques". Sa consoeur Manon Rousselot-Pailley abonde. L'hostilité envers le Cri d'une partie des croyant·es est, selon elle,"assez symptomatique d'un écart de valeurs fondamentales entre des cathos accusés d'être de gauche et des cathos pour qui les enjeux de bioéthiques sont des enjeux suprêmes". Là où l'engagement à gauche est vu comme un affront, "l'extrême droite a donné l'impression que sa politisation à elle n'était pas politique".
"L'engagement politique avant la raison d'être catholique"
La critique principale faite au Cri - celle de diviser les Chrétien·nes - est un classique. Jean-Pierre Denis, ancien directeur de rédaction de la Vie (pendant quatorze ans) et fin connaisseur des médias chrétiens, explique à Arrêt sur images. "On a toujours reproché aux catholiques de gauche de mettre l'engagement politique en avant et d'oublier le substrat, la raison d'être catholique". C'est là le fruit d'une longue histoire.
"À l'époque du pontificat de Jean-Paul II, ils étaient régulièrement tournés en ridicule, avec l'argument : vous êtes responsables du déclin de l'Église". C'est aussi le fruit d'évolutions éditoriales dans le paysage médiatique français, explique Jean-Pierre Denis. Les titres estampillés "chrétiens de gauche", comme Télérama, sont accusés de s'être sécularisés. "Télérama faisait partie des publications de la vie catholique progressistes - ne serait-ce que parce qu'il s'intéressait à la télé - qui ont gommé peu à peu leur appartenance catholique." De même, "ces vingt dernières années, les médias catholiques se sont dépolitisés, au sens où le clivage entre un catholicisme de gauche versus un catholicisme de droite, incarnés par la Vie et Famille chrétienne, a, très largement, perdu de son sens". De même à la radio, avec la fusion RCF-Radio Notre Dame, que nous vous racontions. Les médias de gauche militants, eux, sont devenus "des publications très marginales".
La naissance du Cri répond, selon Jean-Pierre Denis, aux aspirations d'une nouvelle génération de chrétiens de gauche, en quête de "retour aux fondements spirituels de l'engagement". Elle a été encouragée par le Pape François et ses encycliques Laudato Si et Fratelli tutti. Timothée de Rauglaudre confirme. Le magazine marque "notre différence avec les générations qui nous ont précédées, dans le sens où nous faisons peut-être preuve d'une plus grande soif de radicalité politique et de radicalité religieuse". Il s'explique. "Sur le côté politique : on ne va pas prendre de pincettes pour parler de «capitalisme», de «patriarcat», pour nommer les choses clairement. Et sur le côté religieux, le Cri va faire une Une avec le Christ, un coeur sacré et avec le mot «Dieu»". Une réponse au paysage médiatique chrétien dans lequel "le fait de parler de sa foi avait été capté par la presse de droite".
L'abbé Raffray voit les choses différemment. Il ne croit pas à l'indépendance du Cri. "De quel droit se disent-ils chrétiens ? Qui les finance ?" Le magazine "ne fait que reprendre le discours majoritaire dans les médias aujourd'hui : dire du mal de Trump, parler d'écologie. Ce sont des sujets mainstream subventionnés par un système et par l'État." La "diversité médiatique", selon lui, n'existe que depuis "quatre-cinq ans". Où la trouve-t-on ? Chez Bolloré, répond l'abbé. Qui lâche : "Réjouissez-vous qu'il finance la presse indépendante".