L'Amazonie brûle, les télés françaises regardent ailleurs
Tony Le Pennec - - Silences & censures - 9 commentairesLes incendies qui ravagent l'Amazonie depuis mi-août ont commencé à être traités médiatiquement quand la ville de Sao Paulo a été plongée dans le noir par les fumées, mercredi 21 août. Des incendies qui sont la conséquence la plus directe et la plus visible de la politique du président Bolsonaro, qui se lave ouvertement les mains des problématiques environnementales depuis son élection, en janvier 2019.
La plus grande forêt du monde est en feu. Les foyers se multiplient dans la forêt amazonienne brésilienne, au point que le meilleur moyen de réaliser l'ampleur des zones touchées consiste à regarder des images satellite. Depuis le début de l'année, plus de 70 000 départs de feu ont été recensés au Brésil, contre moins de 40 000 durant la même période l'année dernière. Et la situation s'aggrave, avec 9500 départs de feu entre jeudi 15 août et mercredi 21, selon l'Institut national de recherche spatiale du Brésil (INPE). Mercredi 21 août, cette situation catastrophique s'est matérialisée très concrètement pour les habitants de São Paulo, la plus grande ville du Brésil. La fumée provenant des incendies est venue obscurcir le ciel, plongeant en pleine journée la ville dans le noir.
France 3 ouvre son journal sur les feux amazoniens
Les médias français, jusque-là plutôt discrets sur les flammes ravageant la forêt amazonienne, se sont dès lors, pour certains, penchés sur le sujet. France 3, notamment, ouvre son 19/20 avec un reportage sur les incendies brésiliens. Images aériennes des flammes, impuissance des pompiers, images incroyables de Sao Paulo plongée dans le noir. Puis, le sujet s'interroge sur les causes des départs de feu : le président Jaïr Bolsonaro insinue -"sans preuve" précise France 3- que les ONG écologistes pourraient mettre elles-mêmes le feu pour le décrédibiliser. France 3 pointe plutôt du doigt "la déforestation et la sécheresse exceptionnelle depuis le début de l'année", sans plus de précision.
Rédacteur en chef adjoint du 19/20, Franck Génauzeau se félicitait le 22 août : "pour entendre parler des terribles incendies qui ravagent la forêt amazonienne, il fallait regarder le 19/20 de France 3".
A raison. Chez la concurrence, le sujet n'était pas évoqué, ni dans le 20 heures de la principale chaîne publique France 2 (nous n'avons pas trouvé trace de sujets sur les incendies d'Amazonie depuis début août), ni dans celui de TF1. Les deux JT ne faisaient pas l'impasse pour autant sur les sujets environnementaux : TF1 s'intéressait à l'"envers du décor" de l'image très écoresponsable du Costa Rica. France 2, elle, consacrait un sujet aux incendies sur les îles Canaries, et un autre aux tonnes d'algues Sargasses se déposant sur les plages mexicaines, un phénomène probablement dû à la pollution de l'océan. Il est vrai que France 2 repêchait l'Amazonie le lendemain, 22 août, dans son journal de 13 heures. L'émulation de France 3 ?
Sur les chaînes de télévision en continu, le sujet est également largement passé inaperçu. BFM, beaucoup trop occupé à commenter l'agression d'une partie de l'équipe de tournage d'un clip du rappeur Booba, et à spéculer sur l'éventuelle implication de Kaaris, le rival de celui-ci, ne s'est pas intéressé le 21 août aux images des fumées sur Sao Paulo, pas plus que Cnews.
Un hectare de forêt rasée chaque minute
Mais pourquoi les incendies se multiplient-ils dans la forêt brésilienne ? Moins complotiste que Bolsonaro, son ministre de l'Environnement (Bolsonaro avait un temps pensé à supprimer ce poste, avant de renoncer), Ricardo Salles, a évoqué la sécheresse. Réduisant ainsi la responsabilité du Brésil dans la catastrophe, la sécheresse étant un phénomène mondial. Mais une deuxième cause, elle beaucoup plus spécifique au Brésil, et directement imputable à son gouvernement, est ignorée par le ministre de l'Environnement : la déforestation, qui s'est emballée depuis l'arrivée au pouvoir de Bolsonaro.
Chercheur à l’Institut de recherche environnementale sur l’Amazonie (IPAM), Paulo Moutinho, interviewé par l'AFP, indique que la sécheresse est cette année moins forte que les années précédentes, alors que les départs de feu sont en très nette hausse. Difficile donc de les imputer à la chaleur et au manque de précipitations. En revanche, le spécialiste explique que les feux sont le plus souvent allumés volontairement pour "nettoyer" les zones de déforestation, "ouvrir des pistes" à travers la forêt ou fertiliser la terre pour de futures cultures (c'est la pratique des brûlis). Sauf que les feux échappent bien souvent à ceux qui les allument.
Or, la déforestation est largement imputable à la politique de Bolsonaro. En juillet, la BBC expliquait que la déforestation de l'Amazonie brésilienne avait nettement progressé depuis l'arrivée au pouvoir du président d'extrême droite, le 1er janvier 2019. Plus particulièrement en mai et juin, mois durant lesquels environ un hectare de forêt serait rasé chaque minute, affirme la BBC en se basant sur des images satellite. Uniquement au mois de juin, la déforestation aurait bondi de 88% par rapport à juin 2018.
En mai, Le Monde racontait comment Bolsonaro a limogé une partie de la direction de l'Institut Chico Mendes (ICMbio), chargé de la protection de la biodiversité et des parcs naturels.
L'Ibama, l’Institut brésilien de l’environnement et des ressources naturelles, a subi le même sort, avec 21 de ses 28 directeurs régionaux renvoyés. Le directeur lui-même, Ricardo Galvao, a été limogé après la livraison d'un rapport faisant état de l'augmentation de la déforestation sous Bolsonaro (qui l'a accusé de truquer les chiffres). Le budget de l'institution a été réduit d'un quart. Le ministre Ricardo Salles s'affaire aussi à faire baisser le nombre d'amendes environnementales, mises en place par les gouvernements précédents. Enfin, main dans la main avec le ministère de l'agriculture, Salles a concocté un projet de loi visant à réduire les contraintes environnementales auxquelles sont soumis les demandeurs de permis d'exploitations de terres.
Les propriétaires terriens se sentent tout permis
Cette politique, ce n'est pas une surprise, encourage les propriétaires terriens : une partie d'entre eux, dans l'Etat du Para, a organisé le 10 août une "journée du feu", comme le note le journaliste de Bastamag Ivan du Roy.
Le journal brésilien Folha raconte en effet que les propriétaires terriens installés autour de la route BR-163, qui traverse l'Amazonie pour transporter les produits de son exploitation, ont décidé de se coordonner pour enflammer des parcelles de forêt le même jour. Résultat, le plus grand nombre de départs de feu de l'année dans la municipalité (découpage administratif inférieur à l'Etat) de Novo Progresso est enregistré le 10 août selon l'INPE : 124. Puis le record tombe dès le lendemain, avec 203 incendies le dimanche 11 août.
Si les télévisions françaises ne se sont que peu penchées sur l'embrasement de l'Amazonie, sur les réseaux sociaux, le hashtag #PrayForAmazonia rassemble les internautes se mobilisant virtuellement pour faire émerger ce sujet, dont ils dénoncent le traitement médiatique trop léger. Les messages sont souvent accompagnés d'impressionnantes photos de forêts en feu. Sauf que nombre d'entre elles ne datent pas de ces dernières semaines, mais de 2015, 2016, voire... 1989. Des photos anachroniques donc, pour illustrer une situation elle bien actuelle.