La contre-offensive ratée d'un semencier contre "Cash Investigation"
Manuel Vicuña - - Investigations - 26 commentairesCash Investigation a enquêté sur la mainmise des multinationales sur les semences de fruits, légumes et céréales. Au lendemain de la diffusion, le semencier français Limagrain a tenté un contre-feu. Sans convaincre.
Comment les multinationales font main basse sur nos fruits et légumes : c’est le sujet de la dernière enquête de Cash Investigation diffusée ce mardi 18 juin sur France 2. Ou comment quatre multinationales – l’américaine DowDuPont, l’allemande Bayer-Monsanto, la suisse Syngenta et la française Limagrain - se partagent le marché de deux tiers des ventes de graines dans le monde. Avec des conséquences sur les modes de production, le goût et la qualité nutritionnelle des produits.
Dans son enquête, Cash a notamment remonté le fil de la production de tomates. C'est que les tomates d'aujourd'hui n'ont plus grand-chose à voir avec celles produites il y a quelques décennies. Calibrées, standardisées, issues de multiples croisements menés par l'industrie agroalimentaire… En un demi-siècle, selon Cash, le fruit aurait perdu une bonne partie de ses vitamines, mais aussi de son goût. Elle aurait été sacrifiée sur l'autel de la rentabilité par des industriels qui imposent leurs propres variétés hybrides et rendent captifs les maraîchers avec des graines qui ne peuvent être replantées et doivent être rachetées d'une année sur l'autre. A prix d'or.
Cash
retrace les dérives de cette privatisation du vivant en baladant sa caméra, depuis les serres françaises, où prévaut la culture hors-sol, au désert du Neguev, en passant par les fermes indiennes où, pour quelques roupies, des femmes en majorité, mais aussi des enfants, extraient le pollen pour produire les semences que les poids lourds de l'industrie destinent en grande part à l'export.
Limagrain lance un contre-feu
Dès sa diffusion mardi soir, l’émission de Lucet n’a pas échappé à des salves de tweets de certains acteurs du secteur l’accusant de produire une "enquête à charge". Certains twittos se distinguent, telle la journaliste de L’Opinion Emmanuelle Ducros, qui reprend les éléments de communication du groupe semencier français Limagrain, numéro deux mondial de la graine de tomate épinglé dans l’émission.
Après la diffusion, le groupe Limagrain a tenté de refaire le match. "Non, Limagrain ne fait pas travailler des enfants en Inde", affirme la multinationale dans un communiqué publié le 19 juin. "Les images vues dans le reportage sont choquantes. Mais ce que l’on a vu, ce ne sont pas des sites Limagrain" assure le semencier. Certes. Mais le Cash de la veille n’a pas prétendu autre chose. "A aucun moment, on ne dit avoir vu des enfants travailler en Inde pour Limagrain", précise à juste titre le rédacteur en chef de l’émission Emmanuel Gagnier, joint par Arrêt sur images.
En revanche, dans son enquête, Cash a interviewé Jean-Christophe Gouache, directeur des affaires internationales de Limagrain, présent en Inde via sa filiale HM Clause. Lucet l'a confronté au rapport d’une ONG néerlandaise qui, en 2015, affirmait que 16% des travailleurs indiens produisant ces semences pour les multinationales, dont Limagrain, avait moins de 14 ans. "Il y a une tolérance zéro sur le travail des enfants", a rétorqué le dirigeant à Elise Lucet au cours de l’interview.
Après la diffusion, dans son communiqué, Limagrain regrette le choix de Cash Investigation de rendre compte du rapport de l’ONG néerlandaise ICN datant de 2015. "Concernant Limagrain, en 2018, cette même ONG a produit un rapport qui indique que pour les sous-traitants ayant travaillé pour Limagrain, seuls deux enfants ont été identifiés, sur 700 fermes contrôlées (soit moins de 1%)."
Cash
a-t-il noirci le trait en occultant ce rapport de 2018, plus encourageant que celui de 2015 ? Contactée par Arrêt sur images, la journaliste Linda Bendali qui signe l'enquête répond : "Le rapport de 2015 était le fruit d'une inspection de terrain menée par un chercheur indépendant. Quand le rapport pointait 16% d’enfants travaillant dans ce secteur, c'est ce que l’ONG avait pu constater par elle-même. A l'inverse, le document publié par l’ONG en 2018 compile des chiffres fournis... par les multinationales elles-mêmes." D'ailleurs, dans ce document de 2018, l’ONG, pas dupe, s'interroge elle-même sur l'écart entre ses propres observations et les chiffres fournis par le semencier.
Une riposte peu probante
Au lendemain de la diffusion, Limagrain soutient par ailleursqu'elle ne "so
us-paie pas ses salariés en Inde." Sur ce point, comme sur le précédent, le directeur des affaires internationales de Limagrain, Jean-Christophe Gouache, a déjà eu l'occasion de répondre dans l’émission. "Toutes les personnes que nous salarions en Inde reçoivent une rémunération égale ou supérieure aux minima légaux partout où nous sommes implantés", insiste le groupe au lendemain de la diffusion. Dans l’enquête, un cadre local de Limagrain filmé en caméra cachée a pourtant expliqué que les salariés indiens étaient payés "environ 3,60 euros" par jour, soit sous le minimum légal de 4,25 euros.
Auprès d'Arrêt sur images, l'auteure de l'enquête précise : "Là c'est la preuve visuelle. Mais évidemment, ce n'est pas la seule source que nous avons sur ce sujet."
Dans son communiqué, Limagrain accuse : "Nous avons remis à Cash Investigation des preuves sous la forme de grilles de salaires certifiées par des experts comptables avant diffusion, mais celles-ci n’ont pas non plus été reprises au montage." Le rédacteur en chef confirme : "Limagrain nous a envoyé des documents, qu’on a bien sûr examinés. Certes, ils sont certifiés par un expert-comptable local, mais ce ne sont pas des bulletins de salaires. Ce sont des tableurs Excel. On ne sait pas dans quelles conditions ils ont été élaborés." Qui plus est, selon Cash Investigation, ces documents posent question : "Nous avons relevé des incohérences. On leur a demandé des éclaircissements par courrier recommandé, mais on n'a pas eu de réponse", pointe le rédacteur en chef de l’émission.
Enfin, il est un autre point sur lequel le semencier français a souhaité contre-attaquer. "NON, Limagrain ne contourne pas la réglementation en « vendant » des semences non inscrites au catalogue à ses agriculteurs-coopérateurs", écrit le groupe semencier dans son communiqué.Dans son enquête, Cash Investigation pointe l'existence de semences de blé, non inscrites au catalogue officiel (et donc interdites à la vente) mais qui seraient pourtant facturées par Limagrain aux agriculteurs, sous la forme d’une "assistance technique". Le problème soulevé par l’émission, c'est que cette "assistance technique" n'existerait en réalité que sur le papier. C’est ce qu'expliquent dans l’émission plusieurs agriculteurs cultivant ces variétés.
Or sur ce point, Limagrain n'apporte pas de contradiction probante, et s'en tient à répéter les dénégations de son directeur lors de l'interview.
"Ils ont demandé à pouvoir filmer l’entretien"
Le contre-feu de Limagrain s'arrêtera-t-il là ? Pour rappel, en janvier, la diffusion d’un numéro d’Envoyé spécial (France 2) sur le glyphosate a déchaîné les foudres de certains professionnels de l'agro-alimentaire sur Twitter. Sans oublier les salves de la journaliste de L'Opinion Emmanuelle Ducros s'en prenant à Envoyé Spécial
, ainsi qu'à son journaliste Tristan Waleckx, en l’accusant d'agri-bashing. (Nos articles ici et là).
"J’ai vu le phénomène se développer sur Twitter pendant la diffusion, avec les mêmes noms qui reviennent, dont les tweets sont relayés par les mêmes personnes", constate la journaliste de Cash, Linda Bendali. "C'est le jeu, c'est de bonne guerre, ça permet de faire planer le doute sur nos infos. Ce n'est pas nouveau, pour les entreprises, ça a toujours été une façon de tenter de reprendre la main sur leur communication. Je crois pourtant, et c’était important pour nous, qu’on a amplement donné la parole à Limagrain dans l’émission."
Le rédacteur en chef de Cash raconte : "Linda [Bendali] a travaillé un an sur cette enquête. Pour obtenir une interview de Limagrain, ça a été très compliqué, quatre mois de discussions. Au début, ça a été «oui», puis «non», mais ça nous semblait extrêmement important que le groupe puisse répondre." Il raconte : "Après avoir accepté, ils nous ont demandé un mois pour se préparer. On a accepté. On leur a envoyé très précisément les thématiques. Ils ont demandé à pouvoir filmer l’entretien, c’est leur choix, on a accepté. On ne leur a pas caché qu’on était allés en Inde, qu'on avait rencontré les gens de leur filiale sur place. Tout était sur la table." Ce jeudi, l’émission a publié sur Twitter sa réponse à Limagrain. En attendant la contre-offensive suivante ?