Journalistes et cryptomonnaies : "accompagner" ou s'inquiéter ?

Jonas Schnyder - - Numérique & datas - 15 commentaires

"Society" contre "TheBigWhale"

Dans son dernier numéro, la revue "Society" a publié une enquête critique envers les réalités et mirages du "web 3.0" et des cryptomonnaies. S'en est suivi un débat entre l'auteur de l'enquête et le cofondateur d'un média spécialisé, "TheBigWhale". Retour sur une incompréhension profonde entre les médias qui accompagnent cette révolution (en perte de vitesse) et ceux qui s'en inquiètent.

Les cryptomonnaies, invention géniale ou arnaque ? Cette question, nous nous la posions il y a bientôt dix ans. Depuis, les cryptomonnaies se sont multipliées et de nouvelles technologies sont apparues (blockchain, NFT...), l'ensemble étant dorénavant reconnu – voire adopté – par certains acteurs institutionnels et étatiques. Dans son enquête pour Society intitulée "Les contes de la crypto", le journaliste Anthony Mansuy nous immerge dans l’univers des cryptomonnaies, appelé aussi "web 3.0". Au fil de ces dix pages, il dépeint un monde complexe et obscur aux profanes, où il est laborieux de distinguer le concret du mirage.

"Le web 3.0 est un mot marketing qui décrit un futur qu’ils imaginent, et non pas une réalité communément admise. Ils disent que c’est le futur d’internet", explique Anthony Mansuy à Arrêt sur images. De la concentration des richesses et du pouvoir aux énormes coûts énergétiques de ces infrastructures, il bat en brèche plusieurs mythes, tout en exposant les enjeux politiques derrière le modèle de société que dessinent ces technologies : "Le Web3 ressemble surtout à un Internet où chacun pourra monétiser chaque parcelle de son activité […] Un supermarché où nous serions tous forcés de nous comporter comme des traders", écrit-il.

Mais dans un fil Twitter publié le 29 juillet 2022, Raphaël Bloch, journaliste et cofondateur de TheBigWhale, média en ligne spécialisé dans le web3 et proposant différentes newsletters, affirme que l'enquête de Mansuy serait passée... à côté de l'essentiel. "En lisant cet article, on aboutit à l’idée que le web3, c’est tout pourri et composé uniquement de gourous motivés par des arnaques, sans voir ce qu’il y a d’intéressant", explique-t-il à ASI quelques jours plus tard.

LEXIQUE

Web 3.0 ou web3 : terme fourre-tout qui désignerait le nouvel âge d'Internet. Se voulant davantage décentralisé et plus indépendant des États et des GAFAM, il repose sur la technologie de la blockchain.

Blockchain : technologie consistant en un énorme registre de transactions (stockage, transmission et certification d'information) partagé de manière décentralisée entre tous les utilisateurs.

Cryptomonnaie : monnaie virtuelle (dont le Bitcoin est la plus connue) émise sans institution bancaire et utilisable par le biais d'un réseau décentralisé et d'un protocole informatique chiffré.

1. Les cryptos, révolution ou simple redistribution des cartes ? 

Pour Raphaël Bloch, qui travaille depuis six ans sur le sujet, l'enquête mettrait surtout en avant des "gogos" et des "projets bidons". À l'image du Dogecoin, cryptomonnaie née d'une blague de son créateur, Jackson Palmer, ou encore d'un discours tenu lors du Paris Blockchain Summit par le conférencier Idriss Aberkane, "grillé un peu partout après les révélations concernant son CV mensonger", écrit Mansuy dans Society. Mais selon Bloch, "on a tendance à beaucoup se focaliser sur les montants financiers, sur les piratages, sur tout ce qui fait du clic et correspond aux faits divers. Mais cela ne permet pas de comprendre réellement l’écosystème des cryptomonnaies, et ce que ces technologies permettent".

Pour Anthony Mansuy, ce sont justement ces annonces qu'il faut creuser pour aller au-delà des "promesses" et des discours. Un objectif qui l’a mené, après plusieurs semaines d’enquête, à relativiser la faisabilité des grands principes d'autonomie et de liberté brandis par le "web 3.0". "En pratique, c’est surtout une redistribution des cartes : 0,01 % des portefeuillespossèdent près d’un tiers des actifs, et 60 miners (utilisateurs de la blockchain qui en valident les transactions contre rétribution, ndlr) contrôlent la moitié du réseau. De plus, les cryptomonnaies sont un casino à somme nulle. Derrière chaque success story mise en avant, ce sont des profits réalisés au détriment des autres. Et je ne parle pas de la criminalité financière."

2. Le coût énergétique des cryptomonnaies (et les baleines)

L’enquête contribue aussi à ramener le numérique sur terre. On retrouve des technologies dont l’existence et les capacités sont profondément matérielles et, par là, inévitablement limitées. Après plusieurs semaines d'enquête, Anthony Mansuy a réalisé que le "web 3.0" ne pouvait techniquement pas tenir ses promesses. À cela s'ajoute le coût énergétique de ces technologies à l'heure du dérèglement climatique. Dans son article, Mansuy prend l'exemple du Bitcoin, dont la maintenance annuelle utiliserait davantage d’énergie que la consommation d’un pays comme l’Argentine. "Ce coût en électricité est dû au fait que des millions d'ordinateurs, partout dans le monde, font exactement le même travail de vérification informatique, alors qu'un seul serveur très bien sécurisé pourrait suffire. Et pourquoi ? Parce que les fans de bitcoin sont des libertariens qui ne pensent qu'à l'argent et ne font confiance à personne", raconte dans Society le professeur d'informatique Jorge Stolfi.

Pas de quoi émouvoir Raphaël Bloch : "Qui a dit que le web3 était parfait ? C’est sûr qu’il y a un coût énergétique, mais les technologies s'améliorent", avance-t-il en prenant l'exemple de la cryptomonnaie Ethereum. Une préoccupation qui s'incarnerait dans le nom de son média, TheBigWhale ("la grande baleine") : la baleine, écrivent les fondateurs, "symbolise la longévité, la permanence, car le Bitcoin, les cryptomonnaies ou les NFT sont une révolution qui va durer et transformer notre quotidien [...] Parce que les baleines sont de puissants puits à carbone", peut-on lire sur leur site (voir capture ci-dessous). Avec ce nom, "nous voulons montrer que nous prenons ce sujet (l'impact environnemental des cryptomonnaies. ndlr) au sérieux, sans totem ni tabou", conclut acrobatiquement TheBigWhale, citant Freud au passage.  

Même si les performances en termes de consommation d'énergie diffèrent d'une cryptomonnaie à l'autre, et varient en fonction des cours, elles restent importantes. Selon l'index mis en place par l'Université de Cambridge, la consommation annuelle estimée du Bitcoin serait aujourd'hui de plus de 90 térawatts-heure, soit  plus que la consommation annuelle d'électricité de la Belgique en 2021. Pour Marine Protais, journaliste à la revue trimestrielle L'ADN, il faudrait aussi ajouter les déchets électroniques ("30 700 tonnes de déchets électroniques pour le Bitcoin en 2020") et les émissions de carbone liées au fonctionnement du réseau d'usagers de la blockchain.

3. Quels experts interviewer ? 

Dans son enquête pour Society, Anthony Mansuy a fait le choix de donner surtout la parole à des experts qu'il jugeait "neutres", tout en nous précisant avoir discuté avec tout le monde: "Je suis aussi allé voir des chercheurs pro-crypto pour comprendre un domaine très technique, c'était important et utile. Mais on est souvent face à des études un peu foireuses, et opaques au niveau de la méthodologie." Un choix problématique pour le journaliste de TheBigWhale : "Dans mon travail, j’interroge tout le monde, autant les acteurs internes qu’externes. On ne peut pas citer uniquement les gens qui vont dans notre sens".

Mais pour Anthony Mansuy, c'est avant tout une question de rigueur et d'indépendance journaliste face aux enjeux politiques et financiers qui pèsent dans cet univers. "Quand on bosse dans ces milieux, même si on reste de bonne foi, on a tendance à être moins critique. Et les conflits d'intérêts sont importants : une interview positive... peut faire augmenter le cours du bitcoin", nous confie-t-il.

4. Informer, c'est accompagner ou prendre position ?

Mansuy revendique d'avoir enquêté au nom de l'intérêt général, avec en tête l'idéal d'une société démocratique et égalitaire qui donne de l'autonomie aux individus face aux États et aux entreprises. Et, selon lui, ces technologies pourraient y participer, "mais il faut des mécanismes de régulation pour les encadrer, et combattre ces logiques de monétisation à tout va, et de financiarisation. En tant que journaliste, notre rôle n'est pas d'accompagner les intérêts d'un secteur." 

Du côté de TheBigWhale, Raphaël Bloch insiste sur le fait que leur travail est avant tout "de raconter ce qu’il se passe", tout en restant "critique sur ce qui pose problème". Mais le média affiche sur son site son ambition"accélérer la compréhension et l’adoption des technologies et applications qui sont les sous-jacents de cette transformation". Des propos qui font écho à ce qu'a dit Emmanuel Macron sur le numérique, alors candidat à la présidentielle, interrogé par....  TheBigWhale : "Il serait absurde de s’opposer aux transformations, mais nous avons le devoir d’accompagner et de former tous nos concitoyens à les maîtriser".

Pour Anthony Mansuy, l'enjeu est caractéristique de la presse spécialisée : "La plupart du temps, le lectorat de ces médias, ce sont des personnes qui travaillent dans le domaine ou y ont des intérêts financiers en tant qu’investisseurs. Un magazine spécialisé peut difficilement être critique et survivre, il n’y aurait plus ni public, ni annonceurs."

5. Des exemples pas toujours exemplaires

Le journaliste de Society cite dans son enquête le cas Everipedia, une sorte de Wikipédia où les usagers sont rétribués en cryptomonnaies: "L'expérience a tourné au vinaigre, écrit-il, avec des articles bâclés par des internautes présents seulement pour engranger des tokens, des pages copiées sur Wikipédia, et du spam pro-crypto." Un exemple parmi d'autres pour illustrer comment, selon lui, ces technologies peuvent favoriser des comportements rentables, sujets aux prises de risque, à la spéculation et à la cupidité, au détriment du projet lui-même. Mais du côté de TheBigWhale, le problème viendrait notamment des journalistes qui traitent le sujet. "On a trop souvent des articles qui sont faits par des Européens qui n’ont besoin de rien, alors que dans d’autres parties du monde, ces technologies peuvent donner accès aux banques à des personnes qui en sont dépourvues, ou permettre la traçabilité des fonds humanitaires dans des pays où il y a beaucoup de corruption", avance Raphaël Bloch, qui se présente comme "un mec de gauche".

Depuis l'été 2021, le Bitcoin est en effet une devise officielle au Salvador. Un des objectifs était de se détacher de l'emprise financière et politique des grandes puissances. Des exemples concrets a priori intéressants, mais qui ne peuvent faire fi du passif qui pèse sur les "bonnes intentions" du micro-crédit, ou encore sur ce que dénonçait notre journaliste Thibault Prévost sur le "crypto-colonialisme" humanitaire. Le Salvador, de son côté, a creusé son déficit.

Ces échanges illustrent aussi la difficulté à ne pas subir les analyses des partisans du "web 3.0". Et cela ne s’explique pas seulement par la grande technicité d’un univers instable et peu accessible aux non-initiés. Bloch assure avancer "avec la prudence la plus totale sur ces sujets" et ne pas croire "les fous furieux". Mais pour Anthony Mansuy, "dans l’univers du web3, on a souvent affaire à un régime de vérité basé sur rien de solide, qui propose des solutions qui n’ont pas fait leurs preuves, à des problèmes qui n’existent pas, ou qu’ils ont eux-mêmes créés".


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