Insultes envers Mbappé : l'Argentine face à son racisme
Maurice Midena - - Scandales à retardement - 43 commentairesDes médias et supporters argentins ont ponctué la Coupe du monde de sorties racistes, jusqu'à en faire un festival lors de la célébration de la victoire de leur équipe nationale. Ou comment Mbappé et ses coéquipiers noirs ont rendu visibles à l'international les enjeux liés à la couleur de peau au pays de Lionel Messi.
Une ville de Buenos Aires en fusion a accueilli, mardi 20 décembre, la sélection "albiceleste", tout juste championne du monde de football. Les supporters en liesse ont chanté leur amour de Messi et consorts… mais pas que. En direct sur BFMTV, l'envoyée spéciale de la chaine Marie Gentric a ainsi rapporté que, même si l'ambiance générale est bon enfant, "il y a beaucoup d'insultes contre Kylian Mbappé, et notamment des insultes racistes, on en entend énormément depuis le début du défilé", peut-on voir sur une vidéo vue plus d'un million de fois sur Twitter. Des supporters argentins y saisissent le micro de la journaliste, insultant sans vergogne et à plein poumons le n°10 des Bleus : "Puto Mbappé", ou encore "Chinga a tu madre", entend-on, que l'on peut traduire prosaïquement par "enculé de Mbappé", ou "nique ta mère".
Sur son compte Instagram, Marie Gentric avait publié de jolis moments de communions des Argentins. En prenant soin de ne pas montrer la pire facette des fans en délire : "Il y a eu aussi des moments beaucoup moins joviaux que je ne partagerai pas […] Dans la foule, des supporters ont également tenu des propos racistes à l'égard de Mbappé." La séquence a même été citée par le média sportif argentin TN, sans autre commentaire, mises à part les réactions des autres médias hexagonaux concernant les horreurs débitées par certains Argentins.
"Ils viennent tous d'Angola"
Si on était purement cynique, on pourrait estimer qu'un "nique ta mère" n'est pas à proprement parler raciste. Sauf que ces insultes, assez inédites dans le cadre d'une célébration de victoire en Coupe du monde, s'inscrivent dans un déferlement de haine énorme envers le joueur français, avec une pluie de tweets d'Argentins traitant Mbappé de "sale nègre", entre autres horreurs. Sans compter, lors du défilé, les images d'un cercueil en feu agrémenté d'une photo de la star de PSG, ou d'incessantes moqueries douteuses de la part des joueurs de l'Argentine eux-mêmes.
Cette haine anti-Mbappé sur fond de racisme avait débuté juste avant le début de la Coupe du monde. Toute l'équipe de France, parce qu'elle présente des joueurs de couleur, était alors la cible d'immondices. Le 15 novembre, un journaliste de la chaîne sportive argentine TYC est ainsi en direct de Doha. Il tend son micro à une demi-douzaine de supporters argentins qui entonnent : "Écoutez, ça va se savoir, ils jouent en France mais ils sont tous d'Angola. Que c'est beau, ils vont courir, ils aiment les travestis comme ce putain de Mbappé. Sa mère est du Nigeria, son père du Cameroun mais sur les papiers… la nationalité : français", comme on peut le voir sur ce montage avec les sous-titres du Parisien. TYC n'a pas fait de commentaires suite à la très large diffusion de la vidéo sur Twitter et au tollé suscité.
L'Argentine en tension avec ses racines africaines…
Un mois plus tard, en amont de la finale, on retrouve la journaliste Marie Gentric sur BFMTV. Ce 16 décembre, elle interroge un Argentin : "Qui va gagner dimanche ?", demande-t-elle. "Les deux équipes sont très fortes", relève l'homme, avant de lâcher : "L'Argentine est meilleure, et est l'équipe qui représente le plus le peuple […] Parce que vous, vous avez des joueurs qui selon moi ne représentent pas la France." Une sortie loin d'être anecdotique, symptôme d'un syndrome plus profond en Argentine.
Un article publié le jour de la finale dans Slate analyse le problème qu'a le pays "avec ses racines africaines" sous la plume du journaliste Fabien Palem, basé depuis plusieurs années en Argentine. "Le pays a historiquement nié ses racines africaines et invisibilisé les populations noires immigrées. Cette tendance à l'invisibilisation touche aussi les joueurs de l'équipe nationale, qui affichent en réalité des teints de peau plus foncés", note dans cet article Gisele Kleidermacher, sociologue au Conicet (le CNRS argentin). Comme dans les autres pays d'Amérique latine, les populations noires ont eu une place très importante dans l'histoire de l'Argentine.
Buenos Aires a pendant longtemps été un des principaux ports d'attache des bateaux négriers venant d'Afrique, pour exploiter des esclaves au profit des colons européens. L'anthropologue Norberto Pablo Cirio explique à Slate : "Les bateaux négriers ont débarqué ici entre les années 1530 et jusqu'à 1861, année de l'abolition de l'esclavage. Des études parlent d'environ 200 000 personnes esclavisées qui auraient débarqué entre le milieu du 17e siècle et le début du 19e siècle. En réalité, il est très difficile d'établir des estimations car les sources manquent ou ne sont pas fiables." En 1830, 30 % de la capitale était composée de Noirs argentins, rappelle d'ailleurs le média Loopsider dans une vidéo publiée le 22 décembre.
La "disparition" des populations noires – 0,4 % des Argentins revendiquent une ascendance noire-africaine – s'est faite, au cours du 20e siècle notamment, via la multiplication de mariages mixtes ayant dilué la couleur de peau des afrodescendants : pouvoir se définir comme "blanc" permettait alors d'échapper à une large palette de discriminations institutionnelles. Palem rappelle également que les batailles les "plus létales" lors de la prise d'indépendance de l'Argentine ont touché des combattants d'origine africaine.
… Mais obsédée par son européanité
Du côté des journalistes argentins eux-mêmes, on trouve aussi des dérapages. L'un des plus célèbres, Juan Pablo Varsky, s'était ainsi fendu d'un tweet le 22 novembre dernier, au lendemain du début de la compétition, les origines africaines de certains joueurs français qui auraient pu porter le maillot d'une autre sélection. Ironique procès en immigration pour un journaliste dont le nom ne semble pas être originaire de la pampa.
Ironique donc, mais symbolique là encore d'un mythe de la nation blanche qui a accompagné l'histoire récente de l'Argentine. En juin dernier, Fabien Palem documentait dans un autre article pour Slatel'enthousiasme des Argentins pour un moteur de recherche "donnant accès aux informations des migrants européens débarqués en Argentine au croisement des 19e et 20e siècle".
C'est ainsi que se présentent les Argentins : comme un peuple venu "de bateaux". Mais pas ceux des négriers. Plutôt ceux remplis d'Européens pendant la "Grande migration", durant laquelle, de 1860 à 1930, pas moins de 6 millions d'Européens ont débarqué en Argentine. "L'Argentine est le pays qui a reçu la plus importante immigration au regard de sa population, expose à Slate Ezequiel Adamovsky, historien du Conicet. En 1914, un tiers de la population argentine était née à l'étranger. Le mythe d'une nation exclusivement blanche et européenne s'est fondé sur cette statistique, cet élément démographique incontestable." La blanchité argentine s'est ainsi développée sous l'égide des élites blanches descendantes d'Européens. Si la couleur noire a quasiment disparu, le terme "negro" est toujours utilisé, mais davantage pour parler des populations pauvres, explique Palem à Arrêt sur images. Encore aujourd'hui, il reste très difficile pour la population de pouvoir considérer que l'on peut être noir et argentin – un phénomène de négation, de créolisation culturelle inversée, que l'on retrouve aussi pour les populations vivant dans le pays avant l'arrivée des conquistadors.
Les Argentins renvoient la France à son propre racisme
Entre le comportement des joueurs sur le terrain et des supporters en dehors, RMC sport avait décrit le sentiment de solitude des Argentins à l'approche de la finale, entre leur jeu rudimentaire, leur vice, leur arrogance, et le chant raciste des supporters contre Mbappé (dont ils gardaient un souvenir cuisant des huitièmes de finale en 2018). Un article peu goûté par le média en ligne Infobae, un des plus importants en Argentine. Le site a repris point par point les arguments de RMC pour montrer la mauvaise foi de l'article… tout en évitant soigneusement de répondre à la question soulevée par le chant raciste dont Mbappé a été la cible.
Selon notre recension, le racisme affiché par une proportion significative des supporters argentins intéresse peu leurs médias. "Peut-être que les médias en parleront davantage dans une semaine ou un mois, estime Palem. Mais l'agenda médiatique de cette Coupe du monde était exclusivement tourné vers la possible victoire de la sélection." En revanche, le racisme français les intéresse nettement plus. Comme le quotidien la Nacion, qui construit un article en partant d'une sortie du président kenyan, estimant que la France était son "équipe africaine" favorite lors de la Coupe du monde. L'auteur de l'article y rappelle qu'être Français, c'est d'abord être né en France, et que d'ailleurs, seuls trois des 26 joueurs sélectionnes par Didier Deschamps sont nés à l'étranger.
Le journaliste poursuit en indiquant que "la tension raciale" est une "question épineuse" en France depuis des années. Il se réfère à Jean-Marie Le Pen qui avait affirmé que l'équipe de France de football ne "représentait pas la France" en 1998, et à un sondage de 2000 selon lequel 36 % des Français pensaient qu'il y avait trop de joueurs étrangers chez les Bleus – sondage dont nous n'avons pas retrouvé la trace. Et l'article de conclure sur les attaques racistes dont a été victime l'attaquant des Bleus Kingsley Coman au soir de la finale après avoir manqué son tir au but. Des faits qui rappelaient le sort subi par un certain… Kylian Mbappé. À l'été 2021, il avait été couvert d'insultes racistes après avoir manqué un pénalty en huitième de finale de l'Euro. Deux jours avant la finale de la Coupe du monde,Mediapart racontait qu'un des auteurs des insultes de 2021 avait été reconnu coupable de provocation à la haine raciale le 8 septembre 2022. "Le mythe de la nation blanche marche très bien en Argentine, souligne Palem auprès d'ASI. Mais c'est aussi une question qui se pose encore en France."