Handicapés et super-héros : les vidéos de la discorde
La rédaction - - 19 commentairesSelon le dernier rapport du CSA, 0,7% des personnes qui défilent sur le petit écran sont perçues comme des "personnes en situation de handicap". Un chiffre toujours bas, mais qui masque un autre problème : la représentation des handicapés en super-héros dans les vidéos des nouveaux médias, type Brut ou Loopsider. Enquête.
"Si j'arrive à mettre un masque, alors vous aussi". Il s'agit du slogan d'une campagne américaine sur le port du masque, où l'on voit défiler des personnes en situation de handicap poser la protection sur leur visage. "La meilleure promo du port du masque" souligne Loopsider qui a réalisé une vidéo à ce sujet, dans laquelle le média présente les participants à cette campagne : l'initiateur, un athlète paralympique, "
la première pilote sans bras au monde
"
, "
un marathonien aveugle
"
... Bref, des super-héros. Dans la séquence suivante, Loopsider nous décrit un autre "exploit", celui d'un petit garçon de cinq ans qui a perdu ses jambes, et a parcouru 10 kilomètres pour récolter de l'argent pour son hôpital. "Des milliers de gens ont été impressionnés par le courage du petit Tony", peut-on lire dans l'extrait.
Ces vidéos qui mettent en scène des performances exceptionnelles de personnes en situation de handicap alimentent les nouveaux médias tels que Loopsider ou Brut (voir montage ci-dessous).
"Inspiration porn"
Une adolescente dansant dans un fauteuil roulant, une jeune femme atteinte de tétraplégie réalisant le plus haut saut en élastique au monde... Ces images sont souvent émouvantes pour les valides. "À leur rencontre, tomber d’admiration semble relever du régime de l’évidence. Quelle source d’inspiration pour nous ! Ce sont eux les albatros, alors que nous nous en amusions", décrit le chercheur Stéphane Amato au sujet des représentations médiatiques des personnes en situation de handicap, dans un article publié en 2018.
Ces récits héroïsés seraient liés au concept de "handicap positif", terme utilisé par Philippe Croizon, figure médiatique qui, amputé des quatre membres, a traversé la Manche. "Il s’agirait de s’élever au-dessus de son handicap, par diverses pratiques sportives ou culturelles. Cette formule est parfois incarnée dans le paysage médiatique par des sortes de surhommes nietzschéens qui ont survécu grâce à l’espoir et vivent de leurs exploits, médiatiquement propagés", explique Amato. Cette narration contraste avec le "misérabilisme" qui consiste à voir les personnes handicapées comme malheureuses, ce qui a souvent été reproché aux vidéos du Téléthon. (Voir l'émission d'Arrêt sur images de 2004 à ce sujet ici). Mais la vision héroïsée du handicap fait aussi l'objet de critiques.
Les athlètes paralympiques, par exemple, apparaissent davantage comme des donneurs de "leçons de vie" dans les médias, comme l'analyse le sociologue Pierre Dufour. Le portrait de Brenna Huckaby, première athlète paralympique à poser dans Sports Illustrated
, le récit sur Franceinfo du "combat" de Michaël Jeremiasz, devenu champion de tennis après avoir perdu l'usage de ses deux jambes... C'est ce que l'on appelle l'"
inspiration porn
"
, un terme inventé par Stella Young, militante des droits des personnes handicapées, qui le présente avec humour dans une conférence TED. "Les personnes handicapées ne sont qu'une source d'inspiration pour les personnes valides", explique à Arrêt sur images Cécile Morin, porte-parole du CLHEE, Collectif Lutte et Handicaps pour l'Egalité et l'Emancipation.
Incroyable. Aucun rapport. #InspirationPorn vous ne pouvez pas vous en empêcher.
— Elisa ROJAS (@elisarojasm) July 17, 2020
Les personnes handicapées ne sont pas là pour vous apprendre à mettre un masque, la vie ou quoi que ce soit d'autre.
Que les valides prennent leurs responsabilités dans cette épidémie. POINT. https://t.co/MjdQo4WVhq
Bob Gomis, fondateur de Beaview, le "magazine du handicap, indépendant et engagé"
, a également pointé du doigt ces "vidéos inspirantes" de Brut et Loopsider, qu'il présente comme des "pièges à clics" dans un tweet agacé. "C'est le bon filon pour booster les vidéos et faire du clic. Parce que les gens s'attendent à ça, à ce que je les remotive, à ce que les inspire [Bob Gomis est en situation de handicap]", souligne-t-il à ASI. C'est en partie pour cela qu'il a créé son propre média en janvier 2020, dont les contenus ne sont pas destinés à "redonner du baume au cœur aux personnes valides", mais plutôt à livrer "une réponse face à la vision validiste, souvent stéréotypée et mécanique de l'actualité autour du handicap", peut-on lire sur son site.
Ni "miséreux" , ni "héros"
Pour Cécile Morin, ces visions, de "miséreux" ou de "héros" sont les deux versants du validisme. Selon les mots du CHLEE, le validisme est "la conviction de la part des personnes valides que leur absence d'handicap [...] leur confère une position plus enviable et même supérieure à celles des personnes handicapées". Ces vidéos, qui mettent en avant les "exploits" de cette minorité, infusent l'idée que "les personnes handicapées seraient résolument autres" et que leur espoir d'être considérées les conduirait à être une source d'inspiration pour les valides, explique Cécile Morin. La porte-parole du CLHEE souligne notamment que l'on retrouve dans ce type de vidéos l'expression "malgré son handicap". "Les personnes handicapées seraient dans une forme d'incomplétude, et il faudrait qu'elles compensent ce 'manque' en réalisant des actions exceptionnelles", analyse cette dernière.
"Une injonction à la performance"
En répandant ces figures de "modèles", et en "les figeant dans l'altérité", ces vidéos peuvent avoir des effets délétères sur les personnes en situation de handicap. "Elles intériorisent elles-mêmes ces stéréotypes, et donc leur illégitimité. L'obligation d'être exceptionnel, courageux, endurant, pèse alors sur elles", dénonce Cécile Morin. Le risque : se construire à partir de cette "injonction très forte", et non en fonction de ses propres désirs. "Si on voit soit des personnes handicapées malheureuses, soit des héros qui traversent la Manche à la nage, on se construit comment en fait ?", interroge, agacée, Cécile Morin.
Vincent a traversé la Vallée de la mort en fauteuil roulant - https://t.co/PtDPc8QKBnpic.twitter.com/67v9Tp6w4d
— Pause News (@pausefun) November 5, 2019
"VISIBILISER", mais à quel prix ?
Pourtant, la volonté de "changer le regard" sur le handicap ou de "bousculer les clichés"est souvent affichée comme la motivation première des personnes filmées, ou comme le but des vidéos en question. "L’enfer est souvent pavé de bonnes intentions", souligne Stéphane Amato auprès d'ASI.
Olivia Wattinne est en fauteuil roulant depuis huit ans, mais ça ne l’empêche pas de faire du saut à l’élastique, du ski ou du parapente. Avec son association @wheelrockyou, elle bouscule les clichés sur le handicap. pic.twitter.com/Y7y0IMygeJ
— Loopsider (@Loopsidernews) May 15, 2018
Interrogé par ASI, Johan Hufnagel, directeur des publications de Loopsider, admet que ces vidéos peuvent être éloignées "des réalités des personnes en situation de handicap", mais souligne qu'elles ont le mérite de "visibiliser" ces dernières. "En tant que journaliste, on essaie de montrer que ça concerne énormément de monde et qu'il existe des situations de handicap très différentes". Hufnagel pointe du doigt la faible occurrence des questions sur le handicap dans "les médias mainstream". En effet, selon le dernier rapport du CSA, publié le 29 juillet 2020, en 2019, dans les programmes télévisuels, "seulement 0,7 % des personnes du total des personnes apparaissant à l'écran sont perçues comme étant en 'situation de handicap'".
Néanmoins, selon Bob Gomis, mettre des personnes en situation de handicap à l'antenne ne suffit pas. "Le CSA ne mesure pas la dépréciation des personnes handicapées".
Dépolitisation des questions sur le handicap
Autre travers de ces "vidéos inspirantes", l'occultation des vrais enjeux sociaux et politiques dans les médias. "En ancrant la question du handicap dans le registre moral, émotionnel, ces vidéos contribuent à le dépolitiser, et à faire oublier l'essentiel : les personnes handicapées sont des personnes dominées", affirme Cécile Morin. "Il ne s'agit pas de savoir si sans jambes et avec une main on peut marquer un panier de basket, la question c'est : est-ce que sans jambes et avec une main on va pouvoir accéder aux activités sportives, aux lieux de rencontres amoureuses ?" Mais "faire un article sur un collectif de lutte, qui tient un discours politique, c'est moins vendeur", souligne la porte-parole du mouvement.
Pour le fondateur de Beaview, cette dépolitisation vient également du fait que ces vidéos se concentrent sur un individu. "Quand ils prennent un cas, cela individualise le problème, qui est vu comme un accident, un dysfonctionnement, et non comme un problème récurrent", explique-t-il, en faisant référence à une vidéo de Brut sur les aides dans les études supérieures. Le sociologue Matthieu Grossetête écrit dans un article au sujet des journaux télévisés : "'Une institutrice aveugle', 'un préfet tétraplégique', 'un chef d'entreprise amputé' : la vision du handicap est souvent 'individualisée', 'dépolitisée', ce qui 'masque les difficultés structurelles'".
Chez Loopsider et Brut, quelques vidéos (ici et ici par exemple) traitent davantage des aspects sociaux et politique, mais Johan Hufnagel reconnaît ce biais libéral ("quand on veut, on peut"), pour les sujets sur le handicap. "A la rédaction, nous ne sommes que des personnes valides aussi, ça joue", souligne-t-il, avant de se défendre : "Les sujets politiques ont beaucoup moins d'écho. Et là, je renvoie la balle à nos lecteurs".
Alicia Blancher