Grillo, les deux côtés du masque

Daniel Schneidermann - - 0 commentaires

Ce sont deux articles sur la situation politique italienne, aux deux bouts de

Libération d'aujourd'hui. Feuilletant le journal en commençant par le début, on découvre d'abord l'article du correspondant du journal à Rome, Eric Jozsef. Sous une photo de Grillo "portant un masque de plongée pour éviter de répondre aux journalistes", Jozsef relate les difficultés du chef du Parti Démocrate, Pier Luigi Bersani, à s'assurer le vote initial de confiance des "grillini", les députés du mouvement de Beppe Grillo. Pauvre Bersani, qui a "multiplié les ouvertures" en direction de Grillo, sans succès, au risque de "prendre des claques". Et il s'en prend, des claques, puisqu'il a été traité de "cadavre ambulant" par Grillo. Peut-il au moins tenter de débaucher, à l'italienne, quelques élus "grillini" ? Il aura du mal. "Le tribun compte bien contrôler ses troupes au Parlement même si lui n’y siégera pas personnellement. Hier, il a rejoint les nouveaux élus à Rome, réunis à huis clos dans un silence médiatique absolu qui tranche avec la transparence totale promise avant les élections" écrit Jozsef. Brr ! La dictature semble en marche. Mais que veut-il exactement, ce Grillo ? Jozsef nous l'explique. L'humoriste «ne votera la confiance à personne. Nous ne voterons que les textes de loi qui correspondent à notre programme». Autrement dit: le supplice chinois.

On tourne quelques pages, et on tombe sur une tribune libre, du philosophe Albert Ogien. Changement radical de focale. La situation n'est plus vue par les yeux de Bersani, mais par ceux des "162 citoyens ordinaires" envoyés au Parlement par les électeurs, "librement, et de façon informée". "Ce que les Italiens viennent de faire en toute connaissance de cause est totalement inédit. Les 104 députés et 58 sénateurs qu’ils ont élus, et dont le poids inattendu rend délicate la formation d’un gouvernement, n’appartiennent à aucun parti (le Cinque Stelle [Cinq Etoiles, ndlr] est un mouvement, sans statut, sans chef, sans siège et sans programme), ne s’inscrivent pas dans l’horizon des tractations propres aux lendemains de scrutin, ne prétendent à aucune fonction officielle. Ce sont, en général, des citoyens jeunes, diplômés, au fait des affaires du monde et qui prennent au sérieux le mandat qui leur est confié. Le seul viatique dont ils se sont munis dans leur campagne est une sorte de cahier de doléances, qui recense une liste de 126 mesures qu’ils veulent faire aboutir dans les domaines de l’Etat et de la citoyenneté, de l’énergie, de l’information, de l’économie, des transports, de la santé et de l’éducation. Ces représentants affirment (aujourd’hui) vouloir débattre librement des projets de lois qui viendront en discussion à la Chambre et les voter, un à un, après s’être assurés qu’ils respectent le bien commun et les droits et les libertés des citoyens". Tiens ? Le vote des lois "à la carte", qui était sous la plume du correspondant un inquiétant facteur de blocage, devient, sous celle du philosophe, un comportement hautement démocratique. Quant à la difficulté pratique de former un gouvernement, qui inspire manifestement à Jozsef une sourde inquiétude, elle est expédiée en quelques mots par le philosophe. Rêvons tout haut, et l'intendance suivra !

Et alors ? Deux points de vue opposés dans le même journal, la belle affaire. Ce n'est pas la première fois. Non. Mais l'intéressant, c'est que la situation créée par le vote italien semble ne pouvoir être analysée que par deux plumes différentes, adoptant deux points de vue différents. Comme si les deux personnages de l'histoire (la politique "traditionnelle", avec ses jeux d'alliances et de débauchages, et le mouvement Grillo, avec ses principes) étaient radicalement "non mélangeables"; comme si un même narrateur était définitivement, dans l'incapacité de penser, et de raconter les deux à la fois, la vieille politique et le mouvement Grillo. Comme si ces deux facettes d'une même réalité politique se repoussaient et s'excluaient l'une l'autre, aussi délibérément incompatibles que l'eau et l'huile, ou Mac et PC. Est-ce une fatalité ? Sans doute pas. Et sur notre plateau, l'ancien correspondant de Radio France à Rome, Eric Valmir, semblait la semaine dernière tout à fait apte à considérer le mouvement Grillo des deux côtés du masque. Mais c'est incontestablement une limite (ennuyeuse, vu ce qui se profile en Europe) du journalisme traditionnel.

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