Grève des éboueurs : BFMTV en direct du caniveau
Pauline Bock - - (In)visibilités - 81 commentairesLes éboueurs parisiens sont en grève contre la réforme des retraites, parlons donc... des poubelles !
Depuis le début de la grève des éboueurs contre la réforme des retraites, Paris croûle sous les déchets non ramassés. Sur BFMTV, ces montagnes de poubelles sont devenues le centre de l'attention. Mais en multipliant les duplex en direct des tas de déchets et les débats appelant aux réquisitions, la chaîne d'info en fait des tonnes (d'ordures)... et invisibilise les grévistes. Analyse d'un pourrissement télévisuel.
Il y a quelque chose de pourri au royaume de BFMTV. Et dans les rues du 15e arrondissement parisien qui mènent aux bureaux de la chaîne, où comme ailleurs dans la capitale depuis le début de la grève des éboueurs contre la réforme des retraites, des poubelles s'entassent à perte de vue. Depuis le week-end des 11 et 12 mars, BFMTV a fait de la couverture de la grève des éboueurs sa priorité éditoriale. Avec un angle majeur : les poubelles qui jonchent les rues de Paris, c'est moche, ça fait tache et ça doit s'arrêter au plus vite.
BFMTV en direct des poubelles
C'est que la grève des éboueurs, ça fait de belles images, et même des "duplex" passionnants. Comme ce lundi 13 mars au matin, où la journaliste de BFMTV Clémence Dibout a été envoyée en reportage dans le 2e arrondissement, pour nous décrire ce qu'elle voit : "un mur de poubelles"
. Mais attention, pas n'importe lequel ! Celui-ci est particulièrement impressionnant : "Je fais à peu près 1,70 m et le tas de poubelles ici fait ma taille : si on prend les plus hauts on est à peu près à 1,70 m on ne me voit plus derrière !"
À 11 h, encore dans le Live Toussaint
, Clémence Dibout est toujours en poste et martèle que "la crainte, c'est que le square d'à-côté, où viennent jouer les enfants, soit infesté de rats"
, même si "pour l'instant, on n'en voit pas"
. À Arrêt sur images
, Clémence Dibout précise que son équipe a "passé une demi-journée"
sur le terrain, et n'avait pas de consigne précise autre que "trouver des réactions de riverains et être le plus visuel possible"
. Un peu plus tard, à 17 h 40, on rigole du fait que même le président de la République n'a "pas de passe-droit"
en filmant le 8e arrondissement, siège du palais de l'Élysée, où les poubelles ne sont pas plus ramassées qu'ailleurs. "Ce sont les poubelles du chef de l'État !",
s'exclame un journaliste tandis que ses collègues s'esclaffent.
"En boucle sur les détritus, pas les éboueurs"
Libération
notait le 13 mars que les chaînes d'info sont "en boucle sur les détritus, pas sur les éboueurs"
: "
Sur les chaînes info, on passe plus de temps à filmer
les 5 400 tonnes de détritus en souffrance dans la capitale
qu'à parler des conditions de travail des éboueurs et des raisons de leur mobilisation."
En effet, regarder BFMTV depuis le début du mouvement des éboueurs, c'est trop souvent oublier purement et simplement les travailleurs et travailleuses : à plusieurs reprises les 13 et 14 mars, les présentateur·ices de BFMTV ne parlent pas de "grève des éboueurs"
mais de "grève des poubelles"
. Mais d'ailleurs, pourquoi les éboueurs – et non les poubelles, qui jusqu'à preuve du contraire ne sont pas dotées de conscience, ni d'ailleurs du droit de grève – font-ils grève ?
Un sujet de Weekend Direct
,diffusé dimanche 12 mars au soir et qui dure plus de quatre minutes, ne s'intéresse pas à leurs raisons, préférant s'attarder sur les "regards désabusés des riverains"
qui "doivent se frayer un chemin"
à côté des "poubelles qui débordent"
. L'une trouve ça "inadmissible"
, "honteux"
; une autre veut "des mesures d'urgence"
; une autre encore a une "phobie totale des rats"
et n'ose pas franchir les poubelles ("C'est horrible"
). Après ce micro-trottoir uniquement anti-grève des éboueurs, va-t-on entendre l'autre côté ? Non : BFMTV interviewe un médecin qui "se veut rassurant"
: non, les Parisiens ne seront pas dévorés par des rats, puisqu'ils ont "largement de quoi se sustenter"
. Ouf ! Et maintenant, sur les raisons de la grève ? Toujours pas : il faut parler de "l'amoncellement de poubelles qui modifie le paysage urbain, bien loin de l'image glamour de la Ville-Lumière"
, et aller à la rencontre de touristes qui s'étonnent de leur séjour parisien, plus proche des égouts de Ratatouille
que des strass d'Emily in Paris
, mais qui, au fond, s'en fichent un peu, des poubelles, puisque de toute façon, "Paris c'est romantique, tout est beau"
. Ouf ! Et maintenant, on parle de la raison des grèves ? Non : maintenant, BFMTV tend le micro au propriétaire d'une brasserie qui s'inquiète de la baisse de sa clientèle, inversement proportionnelle au tas de déchets qui grandit chaque jour devant ses fenêtres. Il est le seul à rappeler que l'équipe de la brasserie est "d'accord avec ce mouvement"
, sans préciser qu'il s'agit du mouvement social contre la réforme des retraites, ce que ne fera pas non plus la voix off – qui reprend par contre le souhait du propriétaire d'un "service minimum"
, "espéré par la restauration mais aussi l'hôtellerie".
Le sujet se termine sur un micro-trottoir plus équilibré à Nantes, où les éboueurs sont également en grève – toujours contre la réforme des retraites, toujours dans le cadre d'un mouvement social national, mais leurs raisons ne sont toujours pas évoquées dans ce sujet, qui se conclut seulement par l'annonce d'une "possible reconduction"
du mouvement par les syndicats.
Blâmer Hidalgo ou "réquisitionner"
BFMTV n'a pas donné la parole qu'à des défenseurs de la réforme des retraites. Parmi les invités du 13 mars, la syndicaliste Natacha Pommet, secrétaire générale CGT services publics, et l'économiste Jacques Attali ont su imposer leurs arguments, l'une en rappelant le taux de surmortalité des éboueurs, l'autre en déclarant qu'il serait allé chercher les milliards nécessaires pour financer les retraites dans les impôts des plus riches. Mais si l'équilibre politique n'est pas complètement oublié en plateau, il est toujours intéressant dans ce genre de séquence médiatique de surveiller le message que fait passer le bandeau de la chaîne d'info, qui traduit bien souvent une ligne éditoriale implicite. Ainsi, BFMTV a consacré son lundi 13 mars à passer de subtils messages anti-grève des éboueurs dans son bandeau.
À 9 h35, juste après le duplex depuis les poubelles du 2e arrondissement, le journaliste de BFMTV Benoît Gallerey explique que d'un côté, le gouvernement blâme la maire de Paris, Anne Hidalgo, tandis que l'opposition rappelle que cette situation prend racine avec la réforme des retraites et qu'il s'agit donc de la responsabilité du gouvernement. Mais le bandeau BFMTV invite à pencher d'un côté plus que de l'autre : "Poubelles : tous contre Hidalgo ?"
À 9 h 38, le bandeau devient "Poubelles : faut-il réquisitionner ?"
À 10 h, on passe à "Les syndicats vont-ils perdre la bataille ?"
Entre chacun de ces messages, une information plus neutre sur le nombre de tonnes de déchets déversés dans les rues de Paris : 5 400 tonnes, puis 5 500, puis 5 600. Vers 17 h, les messages subliminaux font leur retour : "À quand les réquisitions ?"
Et à 17 h 30 : "Haro sur Hidalgo !"
À 20 h 30, le bandeau presque cryptique "Grève : Vers une prolifération des rongeurs ?"
(les rongeurs vont-ils se mettre en grève ?!) devient "Grève des éboueurs : menace sanitaire à Paris ?"
. Mais l'idée demeure : les rats prolifèrent, Hidalgo ne fait rien, il faut réquisitionner.
BFMTV "tombe nez à nez" avec les briseurs de grève
Ça tombe bien, après que BFMTV l'a appelé de ses vœux tout au long de la journée, c'est ce qui va se passer, ou presque : dans la nuit du 13 au 14 mars, la société privée Derichebourg a envoyé des employés ramasser les poubelles dans la rue de Bussy, du 6e arrondissement parisien, l'un des plus huppés, et ce malgré la grève des éboueurs du quartier. "Poubelles : le recours aux compagnies privées"
, clame le bandeau accompagnant le sujet du reporter de BFMTV Johan Cherifi qui, comble de chance, est "tombé nez à nez avec ces éboueurs"
à 3 h du matin !
En fait, comme il l'explique à ASI
, lorsque Johan Cherifi prend son poste de nuit à BFMTV, la rumeur selon laquelle des entreprises privées nettoieraient les rues de Paris circule déjà dans la rédaction : il n'est pas "tombé nez à nez"
avec les camionnettes de Derichebourg, il est allé les chercher. "J'étais partout dans Paris, j'ai fait plusieurs arrondissements à la recherche de ces éboueurs"
, nous dit-il.
"Mais qui a donné l'autorisation à ces éboueurs issus du privé d'intervenir dans un arrondissement pourtant géré par le public ?"
se demande le reporter en voix off, avant d'y répondre par une interview d'un maire LR qui affirme qu'il s'agit de la mairie de Paris, qui tiendrait ainsi "un double discours"
, en soutenant la grève officiellement tout en nettoyant Paris officieusement. BFMTV n'apporte pas de confirmation à cette hypothèse - cela peut aussi être le fait de la mairie d'arrondissement. Mais peu importe, puisque le bandeau clame : "Le privé nettoie les rues"
. Quelques heures plus tard, d'autres reporters sont envoyés ailleurs dans Paris pour constater le travail des briseurs de grève. "Enfin : ça faisait longtemps qu'on n'avait pas vu une image pareille, une poubelle vide !"
s'exclame la journaliste Sonia Carneiro, rue Daguerre. "On a été envoyés en renforts pour travailler, on a été mis à l'hôtel, c'est tout payé"
, confirme un éboueur du privé venu du Var.
À BFMTV, une source au sein de la rédaction explique que l'idée n'était pas de prendre position pour ou contre la grève, mais d'aller voir sur le terrain où elle avait été brisée, que ce soit par les mairies d'arrondissements, ou par la mairie de Paris - les autorités n'ayant pas immédiatement répondu à BFMTV. Action, réaction : la "grève des poubelles"
est brisée ! Et les éboueurs de la CGT venant de voter la reconduction de la grève jusqu'au lundi 20 mars, BFMTV aura tout le loisir de répéter cette séquence médiatique pendant les six prochains jours.