Google : vers un annuaire parallèle d'Internet ?
Anne-Sophie Jacques - - Numérique & datas - 0 commentairesDans la série "Google avale tout cru Internet", voici un épisode plutôt cocasse raconté par l’un des inventeurs des protocoles d’échange par Internet, Louis Pouzin.
Dans une tribune publiée aujourd’hui sur le site du Monde, l’ingénieur à la retraite – souvent présenté comme le grand-père d’Internet – décrit l’étrange façon dont Chrome, le navigateur de Google, "remplace sans avertissement l’annuaire de l’Icann" par son propre annuaire.
En clair, pour aller sur un site Internet, nous tapons sur la barre du navigateur l’adresse que nous voulons consulter. Pour retrouver le site auquel correspond l'adresse, le navigateur consulte un "annuaire central d’adresses principales appelé «serveur racine de DNS» (pour domain name system), explique Pouzin. Ce répertoire de référence est géré par une société, l’Icann (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), placée sous l’autorité de l’Etat américain". Une société très souvent critiquée par Pouzin pour son hégémonie.
Mais là n’est pas son inquiétude du jour. L’ingénieur explique que si vous utilisez le navigateur de Google, Chrome, par une "substitution invisible, Google installe un serveur racine alternatif dont il a seul la maîtrise. Vous pensez naviguer sur Internet… vous voilà sur un autre Internet : un clone du premier, géré directement par Google. Pour l’instant, le registre propriété de Google est une copie de celui de l’Icann : l’utilisateur ne s’en rend pas compte"… mais pourtant il est consentant. En effet, poursuit Pouzin, nous avons donné notre accord à ce changement puisque "l’article 11 des «conditions d’utilisation de Chrome» autorise les mises à jour automatiques et l’article 20.2, que vous avez bien sûr lu, établit votre acceptation par défaut des améliorations de fonctionnalités, à la seule discrétion de Chrome."
Faut-il s’en inquiéter ? Aujourd’hui, non, puisque le registre de Google est une simple copie du registre de l’Icann. Pour autant, avertit Pouzin, "le risque est majeur. Le gérant de cet Internet privatisé peut ajouter ou supprimer des adresses à volonté. Vous recherchez un site, une page : disparus ! Vous n’irez pas changer de serveur racine car vous ne savez pas que vous êtes dans un Internet parallèle. Cette manœuvre ne vient pas d’un acteur marginal. Bien au contraire, le navigateur Chrome a pris en avril la première place mondiale, dépassant Internet Explorer". Une première place annoncée en effet dans un récent article de Next Inpact.
Aussi, Pouzin rappelle que "l’annuaire de sites Internet est constitutif de notre liberté. Il répond de notre souveraineté numérique, c’est-à-dire de l’application de la République au Réseau. En l’espèce : garantir le choix conscient par chacun de l’annuaire de l’Icann ou d’un autre. Il existe d’ailleurs un mouvement de racines ouvertes créatif, collaboratif, et dont l’esprit est celui du logiciel libre". Mouvement dont il est un acteur majeur avec la création d’Open Root, une solution alternative à celle de l’Icann. Sa directrice Chantal Lebrument est par ailleurs cosignataire de la tribune. Et de conclure : "laisserons-nous l’Internet qui a changé le monde, bien commun mondial, invention française et européenne, se réduire à une dangereuse manipulation ?" Vaste question.
>> Internet, un bien commun mondial ? L’occasion de lire notre article et/ou voir notre émission sur les communs.
Mise à jour lundi 9 mai : Dans une note de blog publiée dimanche,Stéphane Bortzmeyer, spécialiste des DNS et par ailleurs ingénieur de l’Association française pour le nommage Internet en coopération (Afnic), assure que la tribune "sensationnaliste" signée Louis Pouzin est 100% bidon. Une note écrite à titre personnel qui n'engage pas son employeur, nous précise Bortzmeyer.
En quoi cette tribune est-elle bidon à ses yeux ? Bortzmeyer y voit une erreur factuelle et un mauvais procès fait à Google – à qui, dit-il, on peut reprocher des tas d’autres travers. Tout d’abord, un peu de pédagogie : lorsque vous voulez vous connecter sur un site – disons arretsurimages.net – il vous suffit de taper l'adresse dans votre navigateur. Une adresse bien pratique pour vous (vous pouvez la retenir facilement) mais pas pour des ordinateurs qui communiquent ensemble à travers leur adresse IP. Pour trouver celle qui correspond à notre adresse, votre ordinateur interroge ce qu’on appelle un résolveur DNS. Ce résolveur, chargé de vous donner une réponse, est fourni par défaut par votre fournisseur d’accès à Internet (Orange, Free, etc.). Mais vous pouvez très bien en changer. Google, parmi plein d’autres, en propose un que vous pouvez utiliser. Mais la grosse majorité des internautes se servent de celui fourni par défaut.
Le résolveur a pour unique rôle de fournir l’adresse IP. Une fois celle-ci trouvée, il la transmet, rien de plus. Et pour vous la fournir, le résolveur DNS envoie une requête à un serveur racine placé sous l’autorité de l’ICANN. Selon Pouzin, en passant par Chrome, Google se substituerait (à notre insu) à ce serveur racine. Or Bortzmeyer a fait un test tout bête : il a tenté de visiter un site avec Chrome et analysé les requêtes pour vérifier si le navigateur tentait d’utiliser un serveur fourni par Google plutôt qu’un serveur racine connu… et ce n’était pas le cas. Conclusion : "le principal reproche fait à Google dans cet article ne repose sur rien. Alors que la vérification des faits prend quelques minutes à n'importe quel technicien, les auteurs de la tribune n'ont pas vérifié, ni demandé à un technicien de le faire". Et quand bien même Google aurait l’intention de se substituer aux serveurs racine, forcément, ça se verrait, assure l’ingénieur qui regrette par ailleurs que les réseaux sociaux – tout comme le site @si – aient relayé sans distance la tribune du Monde.