"universalistes" contre "intersectionnelles" : à chaque media ses féministes
Juliette Gramaglia - Tony Le Pennec - - 77 commentairesDepuis plusieurs années, deux courants du féminisme s'écharpent sur les réseaux sociaux et dans les médias : l'universaliste et l'intersectionnel. Arrêt sur images a cherché à savoir quelle place était réservée aux deux camps dans les médias, et quel était le sentiment des militantes elles-mêmes sur leur médiatisation. Bilan : les deux courants se sentent... lésés.
"Face aux impostures décoloniales, indigénistes, racialistes, postmodernes […] qui ne sont que récupération politique et instrumentalisation du féminisme, nous réaffirmons que la laïcité et l'universalisme sont des fondamentaux du féminisme." C'est dans ces termes qu'une centaine de personnalités réclamaient dimanche 3 mars dans Libération
"un 8 mars féministe universaliste
". La tribune, très virulente contre les féministes d'en face, illustre à la perfection la guerre qui fait rage entre deux courants. Au centre de la controverse, sans surprise, un objet en particulier divise les deux pôles : le voile.
Voile et laïcité au CŒUR de la brèche
Les "universalistes" luttent contre la banalisation du voile chez les femmes musulmanes, au nom du respect pour les femmes forcées de le porter (Iraniennes et Saoudiennes, par exemple). Elles utilisent, pour ce faire, la laïcité (ou leur interprétation de cette laïcité) comme un principe incontournable. Les féministes "intersectionnelles", au contraire, estiment que son port relève de la liberté individuelle -ce qui n'exclut pas de prendre position contre le port obligatoire du voile en Arabie Saoudite ou en Iran. Plus généralement, les universalistes soutiennent qu'il existe une manière universelle de militer pour toutes les femmes du monde, quand les intersectionnelles se penchent sur les situations particulières donnant lieu à des discriminations multiples (femmes noires, femmes lesbiennes, etc.).
Dernier exemple en date de cette désormais classique opposition autour de la question du voile : ces derniers jours, c'est Libération
encore une fois qui publiait deux tribunes aux antipodes l'une de l’autre. D'abord celle d’un "collectif de femmes musulmanes" qui, le 1er mars dernier, après la polémique éphémère mais non moins virulente autour du hijab de running, témoignent des discriminations qu’elles subissent en tant que femmes musulmanes. "Nous, femmes musulmanes, subissons une islamophobie quotidienne, et le renoncement de Décathlon à commercialiser le hijab de running illustre une nouvelle défaite de la tolérance dans la société française", écrivent-elles.
Quelques jours plus tard, le 5 mars, c’est Zineb El Rhazoui, une des figures de proue des universalistes, qui contre-attaque. Toujours dans Libération, elle accuse les signataires de "honnir" la laïcité, d'entretenir "un discours victimaire infondé" et de "révéler clairement l'agenda politique que cache ce voile que vous refusez d’ôter".
Les universalistes se "replient" à droite
Tribunes contre tribunes, paroles contre paroles… mais comment les militantes de ces deux féminismes se sentent-elles médiatisées ? Nous en avons interrogé plusieurs sur leur pratique des médias, et leur vision du partage médiatique.
Pour les universalistes, la presse de gauche a dangereusement glissé du côté des intersectionnelles, les obligeant bien souvent à se "replier" dans la presse de droite. Une situation "paradoxale" pour Laurent Bouvet, éminent universaliste. "L’universalisme, c'est une valeur de gauche, c'est très important de garder la gauche dans ce camp" explique à ASI ce politologue, co-fondateur du très anti-voile Printemps républicain. Particulièrement concernés selon lui : les médias du groupe Le Monde (Télérama, Le Monde, L’Obs) et Les Inrocks. "Marianne en revanche,
journal de gauche, n'a pas ouvert le champ à la version essentialiste du féminisme. Et Libération, même si c'est un journal dont la ligne générale n'est pas la mienne, maintient une forme de pluralisme, ce qui n'est pas le cas partout." Ainsi, le journal n'a pas hésité à publier deux tribunes plutôt éloignées de sa ligne, à deux jours d'intervalle, celle des féministes universalistes et celle de Zineb El-Rhazoui. Au moins, la matinale de Radio France ne penche-t-elle pas de son côté (voir ci-dessous) ? Pour Bouvet, la station publique penche plutôt de l'autre côté. "Ce n’est pas seulement dans le choix des invités, c’est aussi dans la manière de les interroger. Par exemple, quand Elisabeth Badinter dit sur France Inter “il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe”, c’est parce que les journalistes essayaient de la mettre en difficulté sur ce terrain depuis un bon moment."
Journaliste elle aussi et signataire de la tribune de Libération pour un féminisme universaliste, Françoise Laborde fait un constat très proche. "Dans les médias de gauche, Libération, Les Inrocks, Mediapart, il y a l'idée que pendant trop longtemps, on a donné la parole à une classe dominante, et il y a eu la volonté de rectifier cela. Mais à un moment, la situation s'inverse. D'autant qu'on oublie souvent que dans le camp des universalistes, il y a aussi beaucoup de femmes de la diversité." Quand Laborde s'en est prise sur Twitter au journaliste Karim Rissouli, "qui invitait pour la 5ème fois une femme voilée [dans C Politique
sur France 5, ndlr]" , celui-ci "a été invité à France Inter pour me traiter d'affreuse raciste. Moi je n'ai été invitée nulle part pour répondre".
La presse de gauche "plus dogmatique"
Les médias "de gauche", donnent-ils donc particulièrement la parole aux intersectionnelles ? Sans trop de surprise, la militante féministe et antiraciste Rokhaya Diallo n'est pas d'accord. "Dans les médias où on se dit progressiste, plus de gens ont une opposition radicale à ce genre de sujets [le féminisme intersectionnel, ndlr], regrette-t-elle. A
droite, on sait qu'on aura des oppositions, mais c'est de bonne guerre", commente celle qui est par ailleurs chroniqueuse pour LCI et RTL. Pour la politologue et militante féministe décoloniale Françoise Vergès, qui vient de publier Un féminisme décolonial (Ed. La Fabrique), de manière générale, "il y a beaucoup plus de place donnée au féminisme qui se dit universaliste". Vergès regrette surtout que la parole soit donnée sans contradiction aux universalistes : "Quand on lit le texte de Libération, par exemple, ce ne sont que des opinions, il n'y a aucun fait, rien n'est étayé".
Autre paramètre à prendre en compte pour analyser ce "Yalta" médiatique des féministes : la dimension générationnelle. "On voit aujourd'hui une nouvelle génération, qui investit l'intersectionnalité, estime l'intersectionnelle Fatima Benomar. Et les jeunes médias ciblant cette jeune génération, ce n'est pas surprenant qu'ils soient plus susceptibles d'inviter des jeunes féministes." "Avec Brut, j’ai pu faire une interview sur le racisme "anti-blanc", qui a très bien tourné sur les réseaux sociaux, renchérit Rokhaya Diallo. Je ne suis pas sûre que j'aurais pu dire tout ça ailleurs, dans un média traditionnel. C'est peut-être que ces nouveaux médias considèrent que ces questions-là font partie de la France d'aujourd'hui, alors que les médias traditionnels s'interrogent encore sur la manière de les traiter". Diallo voit un déséquilibre entre médiatisation des universalistes, et médiatisation des intersectionnelles : "Les universalistes font partie du paysage depuis longtemps, on les appelle plus facilement. Il y a un héritage, un réseau. Elles ont des relais mieux placés, et je pense que c'est plus facile pour elles d'avoir une visibilité."
La solution serait-elle à trouver du côté des médias "faits maison" ? Depuis l’automne 2018, Rokhaya Diallo anime le podcast Kiffe ta race
pour le site Binge Audio. "Le parti pris de Kiffe ta race, c'était d'avoir un dialogue apaisé sur les questions raciales. Il n'existe pas d'espace médiatique aujourd'hui pour parler des questions raciales, du féminisme intersectionnel, sans que ce soit présenté comme un problème, comme quelque chose d'anxiogène, ou qu'on se retrouve face à des contradictions virulentes."
Des universalistes chez "Valeurs Actuelles"
Chez les universalistes, la sensation d'être de plus en plus exclus des médias de gauche ne leur interdit pas d'y venir lorsqu'ils y sont invités, mais les pousse aussi à investir de plus en plus les médias de droite, et parfois de droite dure. Laurent Bouvet ou Céline Pina, deux signataires de la tribune universaliste de Libé, n'hésitent par exemple jamais à intervenir dans le Figaro Vox, ou dans Valeurs Actuelles.
"J’ai adopté cette stratégie depuis 4 ou 5 ans", indique Laurent Bouvet. D'abord, "pour une raison pratique, parce que les médias de gauche me donnent moins la parole", ensuite "parce qu'il me semble logique d'aller dire des choses qui ne sont pas dans la ligne du journal, pour s'adresser à un public avec qui on n'est pas d'accord". Une limite toutefois pour le politologue : "les médias de la galaxie Front national, comme Le Tempsou
Présent, et les chaînes trop marquées par leur allégeance étatique, comme RT et Al-Jazeera."
Entre désir de visibilité et choix de ses interlocuteurs
Du côté des intersectionnelles, la question de savoir dans quels médias se rendre se pose avec acuité, comme en témoigne la diversité des réponses. Une Rokhaya Diallo ou une Caroline de Haas investissent largement les plateaux télévisés (de Haas s'est faite plus rare ces derniers mois, après une interview dans L'Obs qui lui a valu de très violentes réactions). Pascal Praud sur CNews, Cyril Hanouna sur C8, LCI… Certaines assument d'occuper, le plus possible, le terrain. C’est le cas de Fatima Benomar : "Nous on s'est jamais censurées sur la possibilité d'aller sur un plateau, même si on sait à quelle sauce on sera mangées, explique-t-elle. Je pense qu'il faut avoir le courage de monter au créneau et de toucher un plus large public." La militante s’était retrouvée il y a quelques mois sur le plateau de Balance ton post pour défendre fermement le droit à l’IVG (nous vous racontions cette absurde course au buzz). "Chez Hanouna ce n'était pas simple, mais sans moi il y aurait seulement eu le mec des Survivants [Emile Duport, fondateur de ce mouvement anti-avortement]. On ne peut pas faire la politique de la chaise vide, il faut profiter de l'espace qui nous est offert, surtout chez Hanouna, un des plateaux les plus regardés par les jeunes."
C’est la même réflexion qui sous-tend la participation de Rokhaya Diallo à TPMP
en tant que chroniqueuse, au cours de la saison 2017-2018. "Je préférais y être que ne pas y être. Pendant un an, j'ai dit ce que je voulais, sans en être empêchée ou m'être sentie complice de quelque chose de contraire à mes idées. Et même, heureusement que j'étais là pour exprimer ces idées, qui n'auraient pas été représentées sinon."
Faut-il accepter toutes les invitations, même celles des médias "pro-universalistes" ? "Si on avait la possibilité de publier une tribune dans Marianne, on ne refuserait pas", assure la porte-parole des Effronté.es, Benomar. Le raisonnement de Françoise Vergès est différent. "Si on me proposait quelque chose chez Marianne, je refuserais. Ma position, c'est d'être plus attentive à ne pas répondre à l'injonction de la visibilité." Elle ne se voit pas "aller partout, tout le temps, pour répondre à tout propos, dans l'espoir que quelqu'un, quelque part, vous entendra". "Si une personne que je considère comme une amie ou une alliée a refusé d'aller sur un plateau, je n'y vais pas. Je ne veux pas qu'on nous divise". Exemple avec la dernière polémique sur le hijab de running qui devait être proposé à la vente par Décathlon. "Si on m'avait proposé un plateau, j'aurais refusé d'y aller, parce que je trouve que c'est aux femmes voilées d'y aller." Rokhaya Diallo ne dit pas autre chose : "Je refuse systématiquement les débats montés spécifiquement sur un thème, le hijab ou la prostitution, quand il n'y a pas de personne concernée sur le plateau. J'ai refusé toutes les invitations la semaine dernière sur la polémique".
Une attitude de principe qui n'a pas empêché Vergès de répondre à l’invitation de Frédéric Taddeï. On la retrouvait le 13 février dernier sur RT France, dans l’émission Interdit d’interdire, face à Peggy Sastre, Bérénice Levet et aux côtés de Laure Salmona. Une émission en tout point semblable à ces débats d'opinion que Vergès dit ne plus supporter. Regrette-t-elle d'y être allée ? "Des gens m'ont félicitée d'avoir su garder mon calme, donc je me dis que c'est ça qui compte, le public", louvoie-t-elle.
Petit tour des médias
Au-delà de leur vision, forcément subjective, de la place qui leur est allouée dans l'espace médiatique, qu'en est-il réellement des temps de parole offerts aux deux camps dans les médias français? De manière très schématique, on peut distinguer les "pluralistes" et les "engagés".
Côté audiovisuel, notons la différence entre deux émissions, une emblématique du service public (la matinale de France Inter) et une de télé privée (L'heure des pros).
Etonnamment, la matinale d'Inter, la plus écoutée de France, apparait très monocolore. Caroline Fourest, l'une des figures des féministes universalistes (même si elle n’est pas signatrice de la tribune de Libération), y a été invité à quatre reprises depuis 2015, soit en moyenne une fois par an (elle s'est partiellement mise en retrait de la vie médiatique pour se consacrer à la réalisation d'un film sur les combattantes kurdes syriennes).
Quant à Elisabeth Badinter, l’intellectuelle phare du courant universaliste du féminisme français, elle y a été reçue trois fois depuis 2014. Et de l'autre côté ? Ni Fatima Benomar ni Rokhaya Diallo n'ont été invitées ces deux dernières années - elles ont cependant fait quelques apparitions dans d'autres émissions, de moindre audience.
Voilà pour l'émission phare du service public. Davantage de pluralisme sur les télés privées ? Zineb El-Rhazoui, autre grande figure du mouvement universaliste et adepte du coup de gueule, ancienne journaliste de Charlie Hebdo, a été invitée sept fois de L'heure des pros
, l'émission bad buzz de CNews présentée par Pascal Praud, rien qu’entre décembre 2018 et janvier 2019.
De l'autre côté du spectre, Fatima Benomar et Rokhaya Diallo ont également été largement invitées dans l'émission à bad buzz de Praud. 6 invitations entre octobre 2017 et février 2018 pour la porte-parole des Effronté.es, et pas moins de 19 participations comme chroniqueuse pour Diallo entre novembre 2016 et mai 2017. Depuis, cependant elles ne sont visiblement plus apparues dans L’heure des pros
, l'une n'étant plus invitée, l'autre ayant décidé de ne plus participer à une émission qu’elle trouve "épuisante
".
Côté presse d'opinion, on ne sera pas étonné par les scores de l’hebdomadaire Marianne
, organe incontournable du courant universaliste. Depuis 2016, El-Rhazoui y a bénéficié de deux portraits louangeurs (ici et là), a été citée parmi les "anti-Ramadan arabes" que le journal admire, a donné à l’hebdo une grande interview. Depuis 2016 également, Elisabeth Badinter a été interviewée pour la sortie de son livre Le pouvoir au féminin, puis une seconde fois sur la laïcité. Les prises de position de la philosophe, quand elles sont émises dans d'autres médias, sont aussi régulièrement reprises par Marianne (par exemple quand elle se déclarait dans le Mondefavorable au boycott des marques vendant des voiles, ou quand elle déclarait sur France Inter qu’il ne fallait "pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe
"). L’hebdo dresse aussi un long portrait croisé de la philosophe et de son mari, l’ancien garde des sceaux Robert Badinter. Caroline Fourest, enfin, est éditorialiste chez Marianne depuis 2016.
Le ton est bien différent lorsqu'il s’agit d’évoquer dans l’hebdomadaire les idées de Rokhaya Diallo, "entrepreneuse identitaire
" qui défend "un identitarisme contraire à l’universalisme
" : les articles sont rares, et souvent virulents. Fatima Benomar, quasiment absente des pages de Marianne
, apparaît toutefois dans un article pour défendre les réunions de femmes non-mixtes - une position avec laquelle Marianne
semble prendre ses distances.
Le Figaro Vox
est de manière générale une plateforme prisée des féministes universalistes. Zineb El-Rhazoui s’y est exprimée trois fois depuis 2016. Céline Pina, signatrice de la tribune de Libération,a publié des dizaines de tribunes sur le site de débat du Figaro. Le site de droite dure semble heureux d’avoir trouvé, dans sa lutte contre l’Islam, des alliées au discours féministe, issues de la gauche.
A l'inverse, Libé
et Le Monde
, titres traditionnels de la presse de centre gauche, semblent parvenir à rester pluralistes. Libération semble bien être, comme Bouvet le reconnaît, un lieu où les deux courants peuvent s’exprimer, et se répondre par tribunes interposées. L'ancienne ministre de la famille, de l’enfance et des droits des femmes, Laurence Rossignol, se revendiquait par exemple le 22 novembre 2018 dans une tribune publiée par le journal "féministe universaliste et laïque
". De même, une essayiste prenait position en juin 2017 contre un festival afro-féministe organisé par une association intersectionnelle. A l’inverse, une historienne appelant à prendre en compte "les effets croisés des différents types d'inégalités sociales, sexistes, classistes, racistes ou homophobes
" trouve aussi sa place dans les pages "Idées" de Libé. Tout autant qu’une militante féministe et antiraciste peut y rétorquer au ministre de l’éducation que l’utilisation des mots "racisé
" et "blanchité
" (deux concepts en général honnis des universalistes) sont légitimes dans le débat public.
On l'a vu, le courant universaliste voue assez largement Le Monde aux gémonies. Pourtant, les représentants de ce courant ont aussi leur place dans les colonnes du "quotidien de référence". Ainsi d’Elisabeth Badinter, qui, depuis 2016, a donné trois interviews au journal, et a eu droit à un long portrait. Pour autant, les intersectionnelles ne sont pas absentes. Rokhaya Diallo a eu elle aussi beaucoup de place sur cette même période : en 2017, sa décision de rejoindre TPMP
lui vaut un portrait, suivi d’un deuxième par Raphaëlle Bacqué en 2018. Fait notable, une chronique défendant Diallo face aux attaques qu’elle subit régulièrement en ligne a été publiée dans Le Monde Afrique
. Pluralisme, on vous dit !