Féminicides : le sujet mis de côté par les médias pour la promo du livre de Raphaël Quenard

Clément Boutin - - Coups de com' - 25 commentaires

Les meurtres de femmes sont pourtant au cœur de son texte.

Pour la sortie de "Clamser à Tataouine" (Flammarion), son premier roman, l'acteur Raphaël Quenard fait la tournée des médias, de "La Grande Librairie" à "Quotidien". L'une des thématiques de son livre n'a pas ou peu interpellé - à quelques exceptions près - les journalistes qui lui ont donné la parole. Celle des féminicides, pourtant omniprésente et présentée de manière très violente dans son texte.

C'est la tournée médiatique que tout primo-romancier envierait. Pour son premier roman Clamser à Tataouine (Flammarion), le comédien et désormais auteur Raphaël Quenard a reçu les honneurs de La Grande Librairie, a été interviewé dans la matinale de 7h50 de France Inter, en deuxième partie de Quotidien, apparaît en der' de Libération, ou encore dans les pages culture de Paris MatchPourtant, l'une des thématiques principales du livre n'a pas ou peu interpellé - à quelques exceptions près - les journalistes qui lui ont donné la parole. Celle des féminicides.

Dans Clamser à Tataouine - lu par Arrêt sur images - le personnage et narrateur créé par Raphaël Quenard souhaite se suicider en se jetant du haut d'un immeuble, avant de se raviser. Face à la "lâcheté" de son revirement, il décide de la faire payer à ses congénères : "La société doit s'acquitter de ce mal-être dont je la tiens responsable." À l'exception d'un homme, qui ne fait pas partie de son plan et qu'il massacre dans un excès de rage à la fin de l'histoire, celui qui se qualifie de "joyeux sociopathe" décide de n'assassiner que des femmes. Le narrateur justifie ce choix : "Non par virilisme vengeur, mais simplement parce que, si ces coups d'éclat doivent être mes derniers et se solder par un enfermement définitif, autant dépenser mes dernières heures auprès de ceux qui ont toujours eu ma préférence. À savoir les femmes."

"Un sujet complexe"

Exemple de mise au ban du sujet, dans La Grande Librairie. Augustin Trapenard, affirme avoir été "beaucoup surpris" par le texte de l'acteur. "Surpris" ? Dans le bon sens du terme. Pas de questions pièges ou embarrassantes sur les multiples meurtres de femmes dans le livre ou sur leur signification. Le journaliste s'intéresse à la naissance de la passion de Raphaël Quenard pour la lecture, aux origines de l'histoire ou à la tradition des romans picaresques.

Augustin Trapenard n'emploie à aucun moment le mot "féminicide". Ni dans sa présentation du livre et encore moins dans le reste de ses questions. Raphaël Quenard, lui, essaie de se prémunir de toute critique dès le début de l'entretien : "Je tiens à dire une chose, on m'a dit une phrase qui a beaucoup résonné en moi : «Aller à l'encontre de la morale de son temps, c'est là l'espièglerie du poète.» Donc je sais que c'est un sujet complexe qu'on aborde, notamment le féminicide qui est un sujet à prendre avec sérieux, mais là ce n'est pas le sujet de mon livre. Je ne me fais en aucun cas l'avocat de ce personnage détestable et horrible qui mérite les pires sanctions." Aucune relance. On ne saura pas quelle est cette "morale" contre laquelle le trentenaire se met en ordre de marche.

Questionné, quelques minutes après, par l'écrivain Philippe Claudel (lui aussi en plateau) sur "le plaisir d'écriture" qu'il a ressenti en lisant la description des crimes de son personnage envers les femmes - un plaisir qu'Augustin Trapenard qualifie de "joie" et de "jouissance" -, le primo-romancier continue sur la même lignée : "Il y a une grande délectation à la pratique, mais je tiens à rassurer tout le monde, en expliquant quand même que les meurtres en question - vu que c'est ça qui semble faire l'objet d'une éventuelle controverse - c'est quand même pour moi très limité dans le roman. Ils doivent faire l'objet de 15 lignes par chapitre, mis bout à bout ça doit faire 4 pages. Le livre fait 192 pages." "Il y a quand même pas mal de meurtres" même s'ils sont "courts" et font l'objet d'une "exécution rapide", lui rétorque Philippe Claudel ; six femmes et un homme sont assassiné·es. "Il n'y a pas de complaisance dedans", tente l'acteur Guillaume Gallienne, lui aussi présent. "Aucune, répond Raphaël Quenard. C'est surtout le moyen de croquer des personnages tous plus hauts en couleurs les uns que les autres, qui ont télescopé et fissuré mon imaginaire."

Livre à la main, le présentateur de La Grande Librairie ne recadre pas l'info : on ne saura pas si les féminicides sont ou ne sont pas aussi présents que cela dans le roman. En réalité, l'exécution des assassinats s'étend sur deux à trois pages par chapitre selon les situations. Mais avant et après ces crimes, le lecteur se retrouve dans la tête du personnage qui réfléchit à comment il va trouver sa victime, au moyen de s'en prendre à elle, à la façon dont il la considère et enfin à son alibi : tous ces instants participent au continuum des violences infligées aux personnages féminins. Sollicitées par Arrêt sur images, ni France 5, ni la société de production de l'émission, Rosebud Productions, n'ont répondu à nos demandes d'interviews.

Une "polémique" vite évacuée

Rebelote, deux jours après, le 16 mai, surQuotidien. Raphaël Quenard est l'invité de marque de la deuxième partie de l'émission et enchaîne 17 minutes d'interview. Si Yann Barthès ne cache pas que le personnage de Clamser à Tataouine"commet des féminicides", c'est pour demander au jeune auteur s'il aime "le danger" et craint "la polémique qui commence à monter". Zéro question sociétale sur les féminicides.

Quenard répète les mêmes éléments de langage qu'à La Grande Librairie. "Il y a combien de meurtres ?", le relance le présentateur. "Va savoir, faut demander à celui qui l'a écrit. Je rigole ! Il faut que le lecteur ait le plaisir d'aller le découvrir", répond dans un éclat de rire le comédien, qui fait sourire les chroniqueurs en plateau et provoque les applaudissements du public. La "polémique" évacuée, on peut passer à autre chose : le trentenaire parle de sa "fascination" pour les tueurs en série, de la solitude mais aussi du droit des artistes à laisser leurs "imaginaires s'éparpiller". À la fin de l'entretien, on décortique même le style vestimentaire de la star et on aborde son nouveau film, I Love Peru, en sélection officielle à Cannes. Interrogés par Arrêt sur images, ni le groupe TF1, ni le producteur éditorial du programme n'ont répondu à nos demandes d'interviews.

Ce droit qu'auraient les artistes à laisser leurs "imaginaires s'éparpiller", Raphaël Quenard l'a revendiqué dans des termes similaires sur France Inter, le 8 mai, lors du début de sa tournée des médias, dans un entretien plus musclé. Sonia Devillers le confronte d'abord au fait que son narrateur ne tue que des femmes. Elle cite aussi le billet écrit par la journaliste Sabrina Champenois dans Libé, où cette dernière explique ne pas vouloir lire ce premier roman, qui s'annonce comme une "plongée douteuse dans un carnage féminin". En guise de réponse, l'écrivain ressort l'argument de la moralité qui "n'a pas de place dans l'art"

Arrêt sur images a interrogé Sabrina Champenois. Pour la billettiste de la rubrique société, par ailleurs chroniqueuse polars, l'argument ne tient pas la route. "Il existe évidemment une liberté d'expression et de création, mais tout de même, écrire un bouquin autour d'un homme qui cumule les féminicides dans un registre annoncé comme snuff et hyper réaliste, alors même que ce type de crime est censé être un enjeu de société, je ne comprends pas. Cette interrogation semble être jugée trop «moraliste». Pourtant la fiction nourrit les représentations sociales, donc n'est-ce pas questionnable d'aligner des féminicides sans avoir plus de perspective que de dépeindre un psychopathe ? Par ailleurs, pour être fan de polar, il me semble nécessaire que la figure du serial killer ne soit pas utilisée avec désinvolture, sachant qu'elle fascine. Une prudence d'autant plus de mise quand le tueur en série est spécialiste ès féminicides, ce fléau dont notre société est censée avoir pris conscience."

Outre ses passages à la télévision et la radio, le comédien s'offre une critique plutôt élogieuse dansMarianne et a également été interrogé par la presse féminine, commeLe Figaro Madame, et dans la presse magazine, commeParis Match. Des articles là encore très succincts sur la thématique des féminicides. Alexandre Ferret, qui a rencontré Raphaël Quenard pour Match, assure à Arrêt sur images avoir questionné ce dernier sur le choix de son personnage de ne tuer que des femmes. Si sa réponse ne se retrouve pas dans son papier, c'est parce qu'elle était "banale à souhait" selon le journaliste, à savoir que "les victimes des tueurs en série sont à 95% des femmes" : "Je ne suis donc pas allé plus loin. Il s'agit de son choix en tant qu'auteur. Pour moi, cela n'a pas été un sujet. Je n'ai pas l'impression qu'il s'agit d'une œuvre sur les féminicides. Le protagoniste est moqué tout au long du texte." Alexandre Ferret, qui indique être "sensible" à cette thématique des violences de genre, ajoute par ailleurs que son article s'insère "dans les pages culture de Paris Match : l'idée n'est pas de raccrocher ça à de l'actualité, c'est un objet littéraire qui a été traité en tant que tel"

Des scènes de féminicide violentes

Quand on se plonge dans Clamser à Tataouine, on est frappé par le fait que chaque chapitre porte la fonction sociale des six femmes que le sociopathe tue ("L'aristocrate", "La caissière", "La SDF"…). 

L'une de ses souffre-douleur semble bête, au point de ne pas voir sa fin arriver et d'aller jusqu'à penser qu'il pourrait s'agir de sexe : "Je saisis vigoureusement son poignet puis la pousse jusqu'à lui faire heurter violemment le frigo. (...) Elle croit peut-être à une relation sexuelle autoritaire et s'y prête avec un abandon qu'elle n'essaie même pas de dissimuler." Une autre est décrite de façon ultra-sexualisée, à l'image de cette "bimbo" qui appartient à la catégorie des starlettes de télé-réalité "de celles qui font se raidir nos bâtons de pèlerin en éclair : le rire niais, des dents d'Américaine, le QI de Bart Simpson et la poitrine qui menace de faire craquer un chemisier aux abois". Les comparaisons avec des animaux sont également de mise : "La prodigieuse lame lui traverse le cou de part et d'autre et se plante dans le meuble. (...) Je prends une seconde pour la contempler. Un air de mérou éberlué sur l'étal givré d'un poissonnier." Sinon, une autre paraît si désespérée que seule la mort peut l'aider : "J'imagine qu'elle est de ces petites gens que la vie n'a eu de cesse de brutaliser. Tellement poisseuse, tellement étrillée par l'existence qu'elle s'est résolue à ne plus faire autre chose qu'obéir pour le restant de ses jours. (…) Je vais la tuer pour la libérer. Assassiner par pitié, en voilà un concept."

La violence des scènes de féminicides fait froid dans le dos. Comme celle de l'assassinat de la caissière, qualifié d'"acharnement sans nom" par le narrateur : elle reçoit "vingt-trois coups de surin portés avec une violence inouïe". Une surenchère qui se retrouve dans la description du crime : "Son sang macule toute la cuisine. En moins d'une minute, elle ne frémit même plus. Pas l'ombre d'un soubresaut. J'ai dû être livré avec les gènes du diable. Je m'étonne du plaisir que je trouve à la regarder partir." L'exécution de la SDF, que le sociopathe décide de laisser "mourir de faim (…) attachée au pied d'un lit" dans une caravane, dans "un bain d'excréments et d'immenses taches d'urine séchée", nous glace aussi le sang à la lecture. Alors que sa cible, "une battante", ne meurt pas aussi rapidement qu'il l'aurait souhaité, il l'asperge d'essence, menaçant de la faire flamber, avant de se retenir de l'enflammer "pour faire durer le plaisir". Une menace qui rappelle des faits-divers bien réels : en 2019 et 2021, Shaïna Hansye et Chahinez Daoud sont mortes brûlées vives, dans une cabane et dans la rue.

Dans les médias, "traitement des violences à deux vitesses"

Comment peut-on passer sous silence ces passages d'une rare dureté ? Si depuis plusieurs années, les féminicides se trouvent au cœur de l'actualité, par l'action des associations féministes, mais aussi du politique, notamment depuis le Grenelle des violences conjugales en 2019, il existe pour la journaliste Laurène Daycard "un traitement de ce sujet à deux vitesses dans les médias". "On sent qu'il y a eu une révolution, avec dans certains cas, un traitement de ces violences profond et humain", précise l'autrice de Nos absentes : à l'origine des féminicides (Seuil, 2023). "Mais il s'agit du haut de l'iceberg, car dans d'autres situations, une marge de progression est nécessaire, notamment pour les victimes, qui ne reçoivent pas une attention médiatique digne. Des assassinats qui correspondent à la mécanique féminicidaire ne sont pas appréhendés tels quels, dans la presse comme dans la littérature et toutes les productions culturelles."

"La médiatisation des féminicides a bien évidemment subi une grande transformation, mais les choses ne sont pas encore parfaites", abonde Giuseppina Sapio, directrice adjointe du Centre d'études sur les médias, les technologies et l'internationalisation (Cémti). Cette dernière, qui étudie le traitement médiatique des violences de genre et la médiatisation des féminicides en France, estime que ces thématiques sont quasi-absentes des questions posées à Raphaël Quenard car il subsiste toujours, dans les médias, "une banalisation des violences de genre, depuis des siècles, avec une érotisation, une glamourisation et une fascination des histoires qui les mettent en scène". "On a tout à fait admis l'idée que le serial killer tue, à la chaîne, des femmes.", ajoute-t-elle.

La maîtresse de conférences note, également, que Clamser à Tataouine étant présenté comme le récit d'un voyage entre les classes sociales, "la question des rapports de classe occulte celle des rapports de genre". "Ce qui est intéressant, poursuit-elle, c'est que lorsque Raphaël Quenard est interrogé sur son appartenance de classe, il n'est pas réticent à se situer en termes de rapport de classe : il dit qu'il appartient à la classe moyenne. Mais quand il s'agit de se situer, en tant qu'homme ayant écrit autour des violences de genre, il se dérobe, fait appel à la fiction et s'inscrit au sein d'une tradition littéraire et culturelle qui lui pré-existe, en citant des romans, séries et émissions qui mettent en scène des tueurs en série. Selon moi, le problème de toute cette controverse n'est pas tant le fait qu'il écrive sur des féminicides, mais de vouloir disqualifier la lecture politique de ces féminicides. Autant ce roman a tout à fait le droit d'exister, autant la lecture politique par des publics avisés de ces narrations peut aussi exister. Mais dès qu'elle est énoncée, cette critique se retrouve aussitôt disqualifiée car elle serait biaisée par une forme de militantisme." Dans cette galaxie médiatique, d'après notre recension, seul un média se distingue.

Il s'agit du HuffpostLe pureplayer publie une chronique littéraire qui n'occulte pas la présence et la description des féminicides dans le roman, "aux détails tous plus abominables les uns que les autres", et s'étonne d'un récit "à l'esprit farceur déconcertant ". Le journaliste indique qu'à l'heure où il écrivait ces lignes, "48 femmes ont été tuées en raison de leur genre depuis le mois de janvier 2025".

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