Tarifs Chikirou : plutôt raisonnables...pour une présidentielle !

Lynda Zerouk - - Investigations - 79 commentaires

Trois professionnels expertisent les factures Médiascop

Selon une enquête de la cellule d'investigation de Radio France, la communicante Sophia Chikirou, unique actionnaire de Mediascop, aurait facturé plusieurs prestations à des coûts "trop élevés" durant la campagne présidentielle 2017 de Mélenchon. Nous avons sollicité trois professionnels du secteur, qui estiment le contraire, compte-tenu du niveau d'exigence d'une présidentielle. Mais pour le journaliste d'investigation Sylvain Tronchet, Mediascop n'est pas "une société standard."

Mise en ligne des discours de Mélenchon, gestion des réseaux sociaux, sous-titrage de vidéos à 200 euros la minute : la communicante Sophia Chikirou a-t-elle facturé très cher ces prestations au cours de la campagne présidentielle de 2017 ?  C'est ce qu'a affirmé, vendredi 19 octobre, factures à l'appui, la cellule investigation de Radio France, déchainant un feu roulant médiatique. Ces révélations intervenaient quelques jours après les méga-perquisitions ultra-médiatisées visant notamment La France Insoumise (LFI) et le domicile de Jean-Luc Mélenchon, dans le cadre d'une enquête préliminaire (c'est à dire, dirigée par le procureur) sur ses comptes de campagne.

D'après Radio France, l'agence de Chikirou "a facturé pour près de 1,2 million d’euros de prestations, soit 11% du budget total de la campagne." Et certaines de ces missions auraient été vendues "à des tarifs trop élevés".  

Après une intense controverse médiatique de plusieurs jours, une question reste en suspens : quid de ces tarifs par rapport aux prix du marché ? Surfacturés ? Bradés ? Dans les clous ?

Nous avons donc sollicité l'expertise de deux sociétés de production audiovisuelle, une basée à Toulouse et l'autre à Paris, ainsi qu'une agence de communication institutionnelle parisienne. 

opération soundcloud 

Première difficulté : pratique inhabituelle dans le secteur, pointe Radio France, la société de Chikirou facture à "la tâche", ce qui peut "donner lieu à des tarifs difficilement compréhensibles". Exemple ? La mission "d'extraction et mise en ligne des discours" de Mélenchon, sur la plateforme Soundcloud, facturée à 250 euros l'unité. Ainsi l'extraction et la mise en ligne de 19 discours de Mélenchon sur Soundcloud représentent un coût total de 5 500 euros. Exorbitant, estime Radio France, pour qui "cette opération prend 5 à 10 minutes"

A la tête de la société de production GetSD consulting, un professionnel du secteur a réagi via un fil Twitter, expliquant que les prix pratiqués par Chikirou ne sont pas "choquants" . Il estime qu'ils sont dans "la fourchette haute mais en deçà de certaines agences parisiennes." 

Nous l'avons contacté. Il s'agit de Sebastien Defrance, qui a fondé sa société il y a deux ans. En fouillant son compte Twitter, en particulier sur la période de la campagne de 2017, rien ne permet de conclure à un engagement politique quelconque. "Les conclusions de Radio France m'ont fait bondir" confie-t-il. A propos de cette opération Soundcloud, il a un avis tranché. Selon lui, " il est impossible qu'il n'y ait pas eu un travail en amont de la publication" . En effet, suppose-t-il la mise en ligne "des discours d'un candidat à la présidentielle nécessite une expertise politique" : la personne missionnée doit avoir une bonne connaissance des enjeux politiques. On ne met pas en ligne les propos d'un candidat à la présidentielle comme un vulgaire message publicitaire. A ce titre, selon Defrance, "une valeur de 250 euros est très bien chiffrée"

Egalement consulté, un second professionnel renchérit, avec un autre argument. "Si la mission inclut une analyse des données, le tarif est même en dessous du marché", estime Laurent Boulic, directeur de la société de production Pinkanova, basée à Toulouse. Analyse des données ? Par exemple, vérifier le fichier et donc écouter le discours avant publication, corriger d'éventuelles défaillances de niveau du son, et même le réécouter après publication. Sachant que chaque discours dure 1 heure et demi au total, cela nous place loin des "cinq minutes" de réalisation estimées  par Radio France. De fait, aux oreilles d'ASI, les bandes-son des discours de Mélenchon semblent d'une excellente qualité et (techniquement) agréables à écouter.

Alors comment la cellule d'investigation en est-elle venue à une telle conclusion ? Interrogé par Arrêt sur Images, le journaliste de Radio France Sylvain Tronchet explique que "plusieurs sources internes à l'entreprise Mediascop lui ont confirmé que cette opération s'est limitée à extraire un fichier et le mettre en ligne sur le site Soundcloud". Il affirme donc "avec certitude" que cette tâche, qui apparaît fragmentée sur les factures qu'il s'est procurées auprès de la Commission nationale de comptes de campagne, n'inclut  aucun travail sur "le son ou encore d'écoute préalable et de réécoute". "La facture est très claire, insiste Tronchet. Seules l'extraction et la mise en ligne sont facturées."

Sous-titrage : "200 euros la minute"

Autre prestation surfacturée selon Radio France : le sous-titrage des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux. Pour chaque minute sous-titrée, Mediascop facture 200 euros à l'association de campagne l’Ere du peuple. Après avoir consulté des spécialistes, Tronchet conclut que "le tarif est très supérieur à celui pratiqué généralement par les sociétés spécialisées (15 euros la minute en général) et qui correspond à environ une demi-heure de travail".

"Là encore le montant peut paraître choquant mais il ne l'est pas, analyse notre premier "expert" Sebastien Defrance. Il se peut que ces vidéos aient nécessité quelques effets en motion design, avec des sous-titres en mouvement par exemple, ce qui pourrait entre autres justifier le tarif." Même argument de notre second expert Laurent Boulic, même s'il précise que l'on peut "s'offrir les services d'un professionnel à 100 euros la minute pour un sous-titrage de vidéo". "Dans l'absolu, on peut toujours trouver moins cher, relativise Defrance Mais, la pression d'une campagne présidentielle comporte aussi un coût." Pour le coup, la vérification de la qualité du travail est difficile. Impossible en effet de savoir, parmi toutes les vidéos, lesquelles ont été sous-titrées par Médiascop, et lesquelles par des bénévoles.

"Selon mes informations, il s'agissait uniquement de faire des sous-titrages classiques, qui peuvent en effet être facturés 200 euros la minute par certains prestataires extérieurs, explique Tronchet. Or, cette opération a été réalisée par des salariés de Médiascop, ce qui aurait dû coûter moins cher. Si ce n'est pas le cas, il appartient à Chikirou de montrer la facture indiquant le recours à un prestataire." Il rappelle d'ailleurs que la commission des comptes de campagnes a demandé à la communicante "de lui fournir les factures des sous-traitances, sans jamais les obtenir". "A la décharge de la commission, note Tronchet, leurs services n'ont pas le pouvoir de contraindre les candidats à la présidentielle à les dévoiler." Les pouvoirs de cette commission sont en effet très limités comme nous l'avions évoqué dans notre émission ici.

Community manager payé à "la tache"

Autre prestation soulevant des interrogations : le community management, c'est-à-dire la gestion de la campagne de Mélenchon sur les réseaux sociaux.  Selon Tronchet, cette mission a été réalisée par trois salariés, dont deux  rémunérés par Mediascop et un autre recruté au statut d'auto-entrepreneur. Il apparaît que pour ce travail s'étalant sur quatre mois, fragmenté en diverses tâches, le coût a atteint les 58 800 euros au total. "Or, on  a consulté des sociétés classiques qui proposaient des tarifs inférieurs", assure Tronchet.

Là encore, qu'en disent les professionnels ? Nous leur avons soumis une de ces tâches de community management consistant en "la couverture en ligne des événements publics et déplacements", facturée par Médiascop  à 450 euros l'unité, soit 12 600 euros pour une durée totale de 28 jours. 

Pour Thibault Wacrenier, directeur général de l'agence de communication institutionnelle Brief, interrogé par Arrêt sur Images"ce tarif est extrêmement bas". "Imaginez qu'un laboratoire pharmaceutique nous demande les services d'un community manager. Il devra avoir des compétences scientifiques. Il sera donc rémunéré plus cher pour ces compétences à hauteur de 1200 voir 1400 euros la journée, sans que cela choque nos clients. De même dans le cadre d'une présidentielle, les compétences politiques d'un community manager ont un coût." Idem pour Sebastien Defrance. "Il s'agit de mon coeur de métier, et je peux vous assurer que cette couverture en ligne d'un événement est nettement sous-facturée, s'étonne-t-il. Pour une telle mission, je facture 800 euros, et encore pour un temps limité à quatre heures." Notons toutefois que la durée précise de l'événement à couvrir n'est pas précisée sur la facture de Mediascop.

Aux yeux de Sylvain Tronchet, le cas de Mediascop est beaucoup plus complexe. "Certes, à 450 euros, on se situe dans la fourchette basse, mais précisément pour une société standard qui a obligation de payer toutes ses charges, précise-t-il. Ce n'est pas le cas de Médiascop qui n’est pas un prestataire comme les autres dans l’univers politique". En effet, comme il l'a relevé, la société ne dispose pas de locaux, tous ses employés travaillant au QG du candidat. Et "pratique inhabituelle", mais pas illégale, "elle a refacturé à l’association de campagne toutes ses charges : administration, frais téléphoniques, location de matériel… Jusqu’à la facture du cabinet d’expertise comptable qui suit ses comptes". Il ne lui restait à payer que les impôts et les salaires.  Pour Tronchet, compte tenu de cette particularité, "les tarifs de ces prestations ne se situent pas en dessous du marché".  

"Au regard de ce qu’ils ont accompli pendant 15 mois et des salaires de l’équipe, la campagne de Mélenchon n'était certes pas chère, grâce à beaucoup de bonnes volontés, de talents au sein de la France Insoumise, tempère Tronchet. Et en fouillant les documents de la commission des comptes, on a clairement constaté une volonté de maîtriser les coûts sauf pour deux structures :  l’Ere du Peuple et Mediascop. Pour ces deux là, les choix tarifaires n'ont pas été les plus économiques, pour le dire de manière prudente." Il rappelle par ailleurs que ce qui a attiré l'attention de la commission nationale des comptes, c'est le double titre de Sophia Chikirou, à la fois directrice de communication et  principale prestataire de cette campagne à travers sa société Mediascop.

Contactée à plusieurs reprises, Sophia Chikirou n'a pas donné suite à nos sollicitations.

Lire aussi ici la seconde partie de notre enquête qui estime les factures de Benoit Hamon, comme celles de la campagne Mélenchon, ... plutôt raisonnables.


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