En vrac
Daniel Schneidermann - - 0 commentairesPresque un mois. Un mois demain. Un mois déjà. La vie reprend. On fait semblant.
On s'intéresse. Service civique, patron de la PJ débarqué, Dodo la saumure, dernière chance pour l'Ukraine. On fait semblant de déblayer nos gravats intimes, de ranger, de hiérarchiser, le très important, l'important, l'accessoire, de structurer les suites. On lit que Juncker a déclaré : "il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens". Non. Pas croyable. Il a vraiment dit ça ? Il faudrait peu de choses pour qu'on soit prêt à sauter sur cet aveu, à triompher Bas les masques, à courir à la rescousse des Grecs humiliés, comme avant, joyeusement.
On cherche des paroles qui nous expriment. Par exemple, on aime bien quand Hollande dit : "la France a changé, et elle ne le sait pas encore". On aime bien ce côté mystérieux, boule de cristal, bébé druide sous les lambris. On aime bien cette idée qu'on ne sait pas encore comment l'Esprit du 11 janvier nous habite. Parce qu'elle suppose, cette idée, qu'il y a quelque chose à savoir, et qu'on le saura forcément un jour. C'est rassurant.
On prend des résolutions. On va regarder les vidéos de l'Etat Islamique, on va les regarder en face, oui toutes, donner des outils pour les regarder à ceux qui les reçoivent, on va trouver un moyen intelligent de traiter le complotisme, on va retrouver les gestes du boulot, à la rescousse Voltaire. On reconfigure, on réinitialise, on reformate. On écrit à côté, beaucoup, on ne peut pas s'empêcher, on ne peut plus s'arrêter, pour essayer de re-choper le tagada tagada, comme disait Cavanna (si vous voulez comprendre, c'est là). Le tagada d'après, parce que le tagada d'avant est cassé, pour toujours.
Alors on se plante devant la video ultime, celle qui passe toutes les limites. Jusqu'au bout. En soldat. On cherche les mots, les failles, le passage pour le raisonnement, pour la distanciation, pour l'ironie, une seule faille, une fissure, un trou de souris, n'importe quoi. Mais c'est le mur. La falaise.
La vérité, c'est qu'on est en vrac. On ne sait plus. On dit oui, on dit non. Il suffit qu'un voisin, un collègue d'air du temps, sorte le nez, expose son vrac à lui, pour qu'on soit ramené illico à sa condition d'en vrac. Johann Sfar, par exemple, qui commence la publication de ses carnets dans le Huffington Post. Il raconte son 11 Septembre, son 7 janvier, et puis, pour expliquer sa venue au Huffington Post, il dit simplement ça : "J'ai besoin d'amis. J'ai besoin de faire partie d'un journal. J'ai besoin qu'on m'envoie au contact du monde" . Oui. Voilà. C'est exactement ça. Dans mes bras, camarade. C'est quand même plus sympa de se réveiller avec Sfar qu'avec des vidéos, comme les autres matins. Dans mes bras, tous les vrac du monde. On va bien finir par trouver quelque chose.