En 1909 déjà : Je suis Delannoy

Alain Korkos - - 0 commentaires

Gallica, qui est la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, vient de publier sur son compte Facebook la couverture d'un numéro spécial de L'Assiette au beurre paru le 8 mai 1909, intitulé Les artistes sont des gens qui…

LE DANGEREUX HUMORISTE
Prenez garde !… Prenez garde !…
Le voilà qui aiguise son crayon !


Au-dessous du titre, cet avertissement : « Tous les dessins contenus dans ce numéro ont été offerts gracieusement par les artistes à leur camarade Aristide Delannoy, condamné à un an de prison et 3.000 francs d'amende pour délit d'opinion et actuellement détenu à la prison de la Santé. »

Pour quelles raisons précises avait-on condamné le sieur Aristide Delannoy, dessinateur humoristique de son état ? Pour avoir croqué, à la une de la revue Les hommes du jour, le général d'Amade vêtu d'un tablier de boucher, les mains ensanglantées. Derrière lui, un village marocain à feu et à sang :


Les hommes du jour était une collection de brochures de quatre pages à parution hebdomadaire, qui parut entre 1908 et 1919. Les textes, souvent signés du pseudonyme de Flax, étaient l'oeuvre de Victor Méric, journaliste pacifiste et libertaire. Aristide Delannoy signait les dessins de une. Le tout premier numéro, qui date de janvier 1908, était consacré à Clemenceau. La couverture nous montrait son crâne moustachu, planté au bout d'une pique :

 

Dans le numéro consacré au général d'Amade, Victor Méric retrace la colonisation forcée du Maroc menée d'une poigne de fer par le général d'Amade. Extraits :

« Les pauvres diables qui s'en vont tuer et risquer leur peau pour enrichir une minorité de malins sans scrupules sont peut-être à plaindre. Ce sont des inconscients. Leur excuse réside dans leur ignorance. Ils ne savent pas. Pour leur faire jouer leur ignoble rôle, on leur a farci le cerveau de mensonges. On leur a raconté des histoires sur la Patrie, sur la grandeur de leur pays ; on leur a soufflé la haine de l'étranger ; on leur a persuadé qu'il était beau, qu'il était noble, de travailler dans l'assassinat en gros, alors qu'il est criminel d'opérer en détail. »

On croirait lire du Cavanna…

« Mais ceux qui ne sont certes pas à plaindre, ce sont ceux qui les comandent et les dirigent, les professionnels du meurtre qui vivent de la guerre, cueillent leurs galons, leurs croix et leur fortune dans le sang. Le général d'Amade dont nous entreprenons de conter ici les prouesses est un des plus beaux spécimens du genre. Voilà plusieurs mois qu'il conduit son troupeau d'inconscients à l'assassinat. »

Méric raconte ensuite le bombardement de Casablanca : « Les rues transformées en ruisseaux de sang, les maisons en flammes, les vieillards, les femmes, les enfants, fuyant pêle-mêle à travers l'incendie, enjambant les cadavres, fous d'épouvante… » Puis c'est la "pacification" du Maroc par d'Amade : « Le bombardement de Casablanca n'était qu'un hors-d'oeuvre. Il leur fallait d'autres massacres. Ils avaient soif de plus de sang. Les voilà qui s'enfoncent dans les terres. Sur leur route, ils rencontrent des douars, c'est-à-dire de petits villages paisibles, à peine défendus par quelques guerriers et où s'abritent femmes et enfants. Nos valeureux soldats n'ont pas d'hésitation. Ils cannonnent les douars. Ils bombardent sans merci. (…) Quand il n'y a plus rien debout, le général d'Amade se souvient qu'il est un général humanitaire et fait cesser le feu. »

Et voici la fin de l'article : « Pourtant, tout se paie. Ce n'est pas que nous attendions quelque chose de la justice immanente. Mais la logique de l'histoire veut que les peuples envahisseurs soient à leur tour envahis. (…) Ce jour-là, ce noble peuple d'assassins s'indignera ; il invoquera le Droit contre la force, il en appellera à tous les courages et à toutes les énergies… Ce jour-là aussi, nous serons peut-être quelques-uns à ne point bouger. »


Pour cette couverture représentant le général d'Amade en boucher, pour ce texte décrivant par le menu les massacres par lui commis au Maroc, Delannoy et Méric furent condamnés à un an de prison et à 3 000 francs d’amende. Ils furent incarcérés à la prison de la Santé en novembre 1908 mais Delannoy, atteint de tuberculose, sera libéré en juin 1909. Peu avant, au mois de mai, L'Assiette au beurre avait publié un numéro hors-série de soutien à Delannoy intitulé Les artistes sont des gens qui…, dont voici quelques extraits :

Dessin de Perrier

Dessin de Burret

Dessin de Haye

Dessins de Wagner et Alex

Dessins de Savignol et Leal da Camara

Dessins de Hellé et Galanis

 

« À la condition de ne pas toucher à la magistrature ni à l'armée, de respecter les cultes établis, de ne pas porter atteinte aux bonnes moeurs en attaquant les mauvaises, de fermer les yeux là où je vois quelque chose et de les avoir grands ouverts là où je n'y vois point… on m'a dit que je pouvais tout dessiner », nous dit la légende du dernier dessin qui paraphrase le Figaro de Beaumarchais. Elle est, hélas, toujours d'actualité.

 

L'occasion de lire ma chronique intitulée La geste de Siné, dessinateur énervant.

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