Elise Lucet et les bafouilleurs
Daniel Schneidermann - - 0 commentairesDes bafouillements : l'efficacité télévisuelle de Cash Investigation diffusée hier soir pour la première fois en début de soirée
sur France 2, repose essentiellement sur les bafouillements du lobbyiste (ou du ministre, ou de l'ex-ministre, ou du PDG, ou du député européen, ou du commissaire européen) pris au piège par Elise Lucet, et à qui, toute en sourire, elle colle sous le nez le document fatidique : "alors, ce document est bien votre document, n'est-ce pas ? Il vient bien de chez vous ? C'est votre signature, là. Vous la reconnaissez ? Qu'avez-vous à dire ?" Face à face, les yeux dans les yeux, à la loyale : pas d'infiltrés ici. Ca marche si bien, qu'elle fait le coup à tout le monde, dès que c'est possible.
C'est évidemment efficace. Quoi de plus délectable que les bafouillements d'un puissant ? Et le premier numéro de la nouvelle saison, sur le poids exercé par l'industrie du tabac sur les institutions françaises et européennes, à coups de millions de subventions, de déjeuners parlementaires bien arrosés, et de manipulations pour éliminer les gêneurs, produisait au total l'impression d'accablement recherchée. Mais trop de bafouillements tuent les bafouillements. Que démontrent exactement les bafouillements de la "déontologue" de l'Assemblée Nationale française, Noëlle Lenoir, devant une lettre envoyée à un député, fut-il André Santini, président du club des députés amateurs de cigares ? Certes, la situation de Lenoir est hautement révélatrice de l'idée que se font les députés de la déontologie : chargée de devoir juger les conflits d'intérêt de ses collègues, et notamment de savoir s'ils peuvent cumuler leur mandat et une activité d'avocat, Lenoir est...elle-même avocate d'affaires. Mais peut-on illustrer une situation de conflit d'intérêt avec n'importe quel exemple ?
Idem avec la fumeuse affaire John Dalli, du nom de ce commissaire européen maltais renvoyé avec pertes et fracas en 2012 par Barroso, à la suite de soupçons de corruption par un fabricant suédois de pâte de tabac à chiquer. Alors qu'il s'apprêtait à faire adopter une directive anti-tabac, Dalli, comme s'évertuait à le démontrer Cash Investigation, a-t-il été victime d'un complot du lobby du tabac, avec les complicités de Barroso, et du patron de l'OLAF, l'office anti-fraude de la commission, qui aurait mené contre lui une enquête uniquement à charge ? Les choses ne sont-elles pas plus complexes ? Les accusations de corruption contre Dalli sont-elles si évidemment infondées qu'il ne soit même pas nécessaire de les détailler ? La question ne serait pas posée. Lucet et son équipe ont choisi, dans le scénario, qui doivent être les bafouilleurs.