Comment nier que «les inventions inédites de la cruauté, les abîmes de la perversité la plus diabolique, les raffinements inimaginables de la haine», d'abord «laissent muets», et qu'«un crime insondable appelle en quelque sorte une méditation inépuisable» ? La «méchanceté gratuite» est un mystère, en effet, et les sciences de l'homme se liguent pour qu'elle n'apparaisse pas telle, mais ait des racines, sociales, biologiques, psychologiques, psychiatriques. Mieux vaut qu'il y ait «des malades, des individus accablés par leur hérédité, des fous, des ignorants», plutôt que des méchants purement méchants. Le mot lui-même est si faible ! Et quel nom donner à cette méchanceté-là lorsqu'elle est collective et se diffuse dans tout un peuple, le porte à trucider des millions de personnes uniquement parce qu'elles existent, à commettre ce «massacre méthodique, scientifique, administratif» qui, pas plus que «les grandeurs astronomiques et les années-lumière», n'est «à l'échelle humaine» ? Oui, cela «confond l'esprit», coupe la parole, éveille «un sentiment d'impuissance devant l'irréparable». On en arriverait à prier pour que le temps fasse son œuvre, pulvérise témoignages et souvenirs, rende ainsi inactuels ou vains la responsabilité, la culpabilité, le pardon.
Fluidité. Dix, vingt, trente ans après Auschwitz, Vladimir Jankélévitch se réveillait encore la nuit - la conscience obérée par le devoir de témoigner, de faire que l'oubli soit «interdit», que perdure le courage de résister à la barbarie. «La guerre a coupé ma vie en deux. Il ne me reste rien de mon existence d'avant 1940, pas un livre, pas une photo, pas une lettre. Quelquefois, de plus en plus rarement, je reçois un témoignage d'outre-tombe : quelqu'un qui m'a connu dans mon enfance.»
Né à Bourges en 1903, mort à Paris le 6 juin 1985, Jankélévitch est l'un des plus grands philosophes français du XXe siècle. Longtemps, et avant même qu'il ne devienne dans les dernières années de sa vie une sorte de coqueluche des médias, son nom a été plus célèbre que son œuvre. Parce que les générations d'étudiants de la Sorbonne se le «transmettaient», marqués à jamais par la fête de l'esprit qu'étaient ses cours, où, en virtuose, il ciselait les questions de morale, éclairait les niches les plus profondes de l'expérience intérieure. Son œuvre, dont Bergson sentit le premier qu'elle serait grande - et Deleuze et Derrida aussi bien - est désormais étudiée sérieusement, à l'étranger comme en France, notamment par de jeunes penseurs.
Mais, davantage «louée» que lue, elle resta aux marges, parce qu'«inactuelle», et peut-être parce qu'aux «-ismes» et aux «grands prêtres de la pensée moderne», Freud, Marx ou Heidegger (pour lequel «Janké» avait une profonde aversion), elle préférait Bergson, Plotin et Pascal, Fénelon, les Pères de l'Eglise, Angelus Silesius, saint François de Sales ou Chestov. Musicien et musicologue (Ravel, Debussy, Fauré…), Vladimir Jankélévitch a apporté à la pensée la fluidité de la musique, de sorte qu'elle puisse capter non ce qui est «là», la Présence, mais ce qui n'est «presque pas», l'évanescence, l'«apparition disparaissante», non la Beauté qui pose, mais l'embellissement, non la Bonté mais la bienfaisance, toutes les infimes oscillations de la conscience qui muent imperceptiblement un geste désintéressé en calcul, une volonté en velléité, une vertu en petite vertu, le bien qu'on veut à l'autre en bien qu'on se fait à soi. Une philosophie de l'aimer plutôt que de l'amour, de l'irréversible plutôt que du temps, de l'ineffable plutôt que du dire - requérant une vertigineuse agudeza, dirait Baltasar Gracián, un esprit de finesse.
Cataclysme.La pensée de Jankélévitch n'est cependant pas faite de feux d'artifices, échappant à la conceptualisation : elle comporte une métaphysique, ou «philosophie première», une esthétique, une morale surtout, parfaitement organisées. Bien qu'abondent les réflexions sur la justice et l'inégalité, et peut-être parce que sa morale y conduit tout droit, il n'a cependant pas élaboré une «politique». Il aimait citer ce mot de Bergson : «N'écoutez pas ce qu'ils disent, regardez ce qu'ils font.» Aussi dira-t-on que sa «politique» est dans ce qu'il a fait, durant les années où s'est concentrée «toute la douleur du monde» (Lucien Jerphagnon), puis après la guerre, comme témoin de l'horreur qu'on ne peut «faire passer», et comme «infatigable militant de la liberté» (Jean-Marie Brohm), luttant contre toutes les formes d'oppression et «les dictatures de toutes natures, qu'elles soient fascistes, militaro-policières ou staliniennes». Cet «autre» Jankélévitch, beaucoup plus «dur» (mais dont ses lecteurs assidus savaient qu'il était le même que le fin analyste du «je ne sais quoi» et du «presque rien», du charme, de l'instant, de l'innocence…), se révèle dans l'Esprit de résistance, recueil de textes - articles, entretiens, allocutions, lettres, manuscrits - rédigés entre 1943 et 1983, qui ponctuent ses innombrables interventions publiques contre l'oubli des héros de la Résistance, la négation de la Shoah, l'antisémitisme, la prescription des crimes contre l'humanité, la banalisation de la barbarie nazie, l'impossibilité de pardonner l'impardonnable.
Jankélévitch n'a pas dans sa chair subi d'atrocité. Il a eu «la chance inouïe, inestimable, de n'avoir pas été à Auschwitz», et ses parents n'ont pas non plus été déportés. Mais l'«horrible extermination» de ses frères dans les camps, l'assassinat de ses camarades de combat - entre mille autres François Cuzin et Jean Cavaillès, dont il voudra que des salles de l'Institut de philosophie de la Sorbonne portent les noms - créent en lui un cataclysme, une blessure de l'âme qui ne guérira jamais et qui, au-delà de toute «limite dans le temps», lui imposera le «devoir sacré» de témoigner au nom de tous ceux qui ne le peuvent plus. «Je ressens l'obligation de prolonger en moi les souffrances qui m'ont été épargnées.»
Ses parents, Samuel Jankélévitch et Anna Ryss, sont des intellectuels juifs, venus en France pour fuir les pogroms antisémites. Ils font connaissance à Montpellier, où ils étudient tous deux la médecine. Ils s’installent à Bourges, et ont trois enfants, Ida - future épouse de Jean Cassou -, Vladimir et Léon. Le père, oto-rhino, est le premier traducteur de Freud en France (et de Hegel, de Schelling, de Croce, de Soloviev). C’est un humaniste, un lettré progressiste.
«Un Juif pour moi est nécessairement de gauche. Il est né ainsi. Mon père était de gauche, qui est né en Russie. Il y a passé sa jeunesse et lorsqu'il est arrivé en France, il était déjà un homme de gauche. Cela ne faisait pas de question. Pour moi, c'est de naissance. Cela tient à ce que mes parents étaient pauvres, sans fortune. Mon père gagnait péniblement sa vie en auscultant les petites gens, en montant les étages. Il soignait les pauvres…» Naturalisé à l'âge de 1 an, Vladimir, sa famille installée à Paris, fait de brillantes études au lycée Montaigne, à Louis-le-Grand, à l'ENS, et est reçu premier à l'agrégation de philosophie en 1926. Dès 1931, il publie Henri Bergson. D'abord professeur à l'Institut français de Prague, il enseignera, déjà docteur (avec une thèse sur «l'Odyssée de la conscience dans la dernière philosophie de Schelling»), au lycée de Caen, au lycée du Parc à Lyon, à la faculté de lettres de Besançon puis de Toulouse. A la Libération, il sera directeur des émissions musicales de radio Toulouse-Pyrénées, professeur à Lille, avant d'obtenir, en 1951, la chaire de philosophie morale à la Sorbonne.
Barrage. Mobilisé au début de la guerre comme lieutenant d'infanterie, il est blessé à l'épaule et évacué à Marmande. Dès janvier 1940, il entre dans la clandestinité à Toulouse, et devient «André Dumez». Il apprend avoir été révoqué par l'administration, n'étant pas français «à titre originaire», puis destitué en vertu des lois de Vichy sur le «statut des juifs» d'octobre 1940 et radié de l'Université. Sa vie à Toulouse n'est pas facile. Il n'a pas de ressources, doit raser les murs, aller de cache en cache, gagner quelques sous. «Je fais antichambre dans d'ignobles boîtes à bachot où j'offre mes services. Je vends le tout - français, grec, latin, et même l'orthographe que j'ai assez bonne pour un métèque». Il fait des cours, «sous la protection armée d'étudiants», dans une arrière-salle du Café du Capitole : il traite de l'innocence, de la vertu, du mensonge, du mal, de la mort - thèmes de ses futurs livres. Mais il participe aussi à la «guerre des mots», par la rédaction de journaux et de tracts - dont ceux, rédigés en russe, destinés aux prisonniers soviétiques enrôlés de force dans la Wehrmacht - et rejoint le groupe Etoiles, apparenté au Mouvement national contre le racisme (MNCR) et au Front national universitaire (FNU), puis entre dans les réseaux catholiques de résistance. «Quatre années de lutte et de misère, le danger qui rôde, les rendez-vous suspects, devant la mairie de Narbonne, avec un inconnu ; les coups de sonnette à 6 heures du matin - et le cœur cesse de battre…»
Le 11 septembre 1944, Jankélévitch écrit à un ami : «J'ai quitté le souterrain pour la vie au grand jour et je m'en frotte encore les yeux et les oreilles […]. Je ne suis pas encore revenu de mon émerveillement. J'ai un peu perdu l'usage de la liberté. Je ne sais plus marcher au milieu du trottoir. J'ai perdu l'habitude de mon propre nom.» Mais de son sort il ne se souciera pas longtemps. Tout de suite après la fin du conflit, il est comme pétrifié en réalisant la démesure du génocide, le «monstrueux chef-d'œuvre de la haine» lié au «sadisme raffiné des Allemands», le «crime vraiment infini dont l'horreur s'approfondit à mesure qu'on l'analyse». Ce sera sa hantise.
Il participera dès lors à toutes les commémorations, de la Libération, du soulèvement du ghetto de Varsovie, de la rafle du Vél d'Hiv, des martyrs de la Résistance, n'arrêtera pas d'écrire - en termes d'une rare violence - d'intervenir et de manifester. Pour que les crimes contre l'humanité soient imprescriptibles. Pour qu'on distingue (différence de nature, non de gravité) antisémitisme et racisme. Pour qu'on fasse barrage à l'oubli et à la banalisation. Pour que rien ne soit pardonné à ceux qui, avant Willy Brandt, n'avaient pas demandé pardon. Pour témoigner de la fidélité à son «être-juif» et à Israël - lui, l'homme de la vérité déchirée, qui n'acceptait pas «la vérité absolue, celle des rabbins, celle des théologiens» (Jean-François Rey), qui ne s'adossait à aucun dieu et était «résolument, irréductiblement anticlérical», qui puisait sa pensée philosophique plutôt aux sources chrétiennes qu'au judaïsme. Il ne supportait pas qu'on parle de «réconciliation», encore moins d'«amitié franco-allemande», qu'occupent la scène ceux pour qui il ne «s'était rien passé» durant les quatre années de nuit et brouillard, sinon quelques «ennuis de ravitaillement», il ne supportait pas que se disent «engagés» ceux qui s'étaient surtout engagés à ne rien faire, il ne supportait pas que la pensée soit colonisée par la pensée allemande, qu'autour de Heidegger se forme une cour de philosophes oublieux de ce que leur maître vénéré avait porté l'uniforme nazi.
Incandescence. On sait que Jankélévitch - cela provoquera un véritable hourvari lorsqu'il le déclara la télévision, au cours de la plus célèbre émission littéraire de l'époque, Apostrophes (18 janvier 1980) - n'ira plus jamais en Allemagne, ne citera plus jamais d'auteur allemand, oubliera la langue allemande, ne voudra plus serrer la main d'un Allemand, fut-il né après la guerre… Cette attitude radicale lui voudra incompréhension et inimitié. Elle tenait à la question du pardon. Les textes qui figurent dans l'Esprit de résistance ne remplacent évidemment pas la lecture du Pardon ou de Pardonner ? (repris dans l'Imprescriptible), où Jankélévitch analyse avec une extrême minutie cette «épreuve presque surhumaine» qu'est le fait de pardonner, qui n'a rien à voir ni avec l'excuse ni avec l'«usure du temps», et qui est porté à incandescence lorsqu'il se trouve devant l'impardonnable. Il n'y a pas besoin de pardon quand il s'agit de peccadilles. Et quand le droit pénal sanctionne l'acte qui nous a meurtris, il reste encore, si cela est possible, à pardonner au meurtrier, ce sur quoi la justice n'a rien à dire et qui suppose que l'offensé en personne ait la force d'arracher de l'offenseur le mal qu'il a fait pour le placer dans sa propre conscience et le «consumer». Mais cela ne peut se faire que «pour rien», sans motifs ni raisons, car tout ce qui a des raisons mue le pardon en excuse. C'est en ce sens que le pardon, don hyperbolique, est «comme l'amour», immotivé, entier, sans conditions, sans arrière-pensée, sans espoir de gains d'aucune sorte. Il est «plus fort que le mal». Mais le mal, immotivé, méchanceté pure, sans conditions et sans mesure, est «plus fort que le pardon», tout comme «l'amour est plus fort que la mort et la mort plus forte que l'amour». Toute sa philosophie de l'amour conduisait Jankélévitch à pardonner l'impardonnable. Il n'a pas pu. Il ne s'en justifiait pas, ne voulait qu'on le suive ni qu'on donne quelque exemplarité à son attitude, dont il savait qu'elle créait un point aveugle dans toute sa philosophie morale. Il n'a pas pu. C'est ma misère, disait-il.
En juin 1980, Vladimir Jankélévitch reçoit d'un jeune Allemand, Wiard Raveling, une demande de pardon. Il lui répond : «Je suis ému par votre lettre. J'ai attendu cette lettre pendant trente-cinq ans. Je veux dire une lettre dans laquelle l'abomination est pleinement assumée et par quelqu'un qui n'y est pour rien […]. Quand vous viendrez à Paris, sonnez chez moi, 1 quai aux fleurs, près de Notre-Dame. Vous serez reçu avec émotion comme le messager du printemps.»