Edgar-Yves : double censure d'une blague sur Bolloré et la corruption
Maurice Midena - - Silences & censures - 10 commentairesCe mardi 16 mars, lors de l'émission en prime de France 2 intitulée "Rire contre le racisme", l'humoriste Edgar-Yves a épinglé sous les rires le milliardaire Vincent Bolloré. Un soulagement : ce sketch, le comédien l'avait joué deux fois pour les antennes du groupe Canal, et avait été deux fois censuré. ASI s'est entretenu avec Edgar-Yves.
"Pour son premier mandat, Alpha Condé a été sponsorisé par un milliardaire français, dont je tairai le nom parce que je veux continuer à faire des séries sur Canal+. Écoute, moi j'ai grandi dans la rue, et dans la rue y a un code d'honneur, on dit pas les blases, c'est vachement important... Vincent Bolloré ! Oui absolument, oui c'est ça."Cette saillie de l'humoriste Edgar-Yves a eu beaucoup de succès face au public du Cirque d'hiver à Paris. Vingt humoristes avaient été invités à participer à l'émission "Rire contre le racisme", diffusée en prime time
sur France 2, mardi 16 mars 2021. Sur scène se sont succédé des comiques comme Elie Semoun, Artus ou Marc-Antoine Le Bret.
Un peu plus tard dans son sketch, Edgar-Yves met en scène le président guinéen Alpha Condé en train de répondre aux questions de journalistes du Monde l'interrogeant sur ses liens avec l'homme d'affaires breton. L'humoriste imite alors le président : "Vincent Bolloré est un ami, donc le PDG de Canal + est un ami, et il me paraît normal d'aider un ami" (voir extrait ci-dessous).
La diffusion de l'intégralité de son sketch (c'est un tweet de Gilles Bruno qui nous a mis la puce à l'oreille) est une victoire pour Edgar-Yves. Du fait de cette saillie sur Vincent Bolloré, l'humoriste a en effet été censuré deux fois. Une première fois dans l'émission d'Hanouna "La grosse rigolade" sur C8, chaîne du groupe Canal, propriété de Bolloré, où il jouait ce même sketch, diffusé le 19 novembre 2020 : Edgar-Yves avait choisi de ne pas citer le nom de Bolloré en le remplaçant par l'expression "un milliardaire français". Mais même sans le nom, l'allusion a finalement disparu du montage, comme on peut le voir dans l'extrait qui suit.
Cette blague a été censurée une seconde fois, par la chaîne Comédie +, appartenant aussi au groupe Canal. Le 17 novembre 2020 était enregistrée - après l'enregistrement de l'émission "la Grosse rigolade", mais avant sa diffusion donc -, la soirée des "Etoiles Espoir Humour" en partenariat avec la journal le Parisien. Edgar-Yves y a joué son fameux sketch sur la corruption. Mais lors de la diffusion le 4 janvier, c'est toute la prestation d'Edgar-Yves qui a disparu. Le producteur de l’émission Arnaud Chautard (JAAD Production) a expliqué au Mondeque "le sketch a été coupé à la demande de l’artiste, qui n’était pas content de sa prestation". Une version que le comédien avait contestée auprès l'AFP. ASI s'est entretenu avec lui.
"En France , Bolloré, c'est un patron de presse. En Afrique, c'est un fléau"
ASI : - Chez Cyril Hanouna sur C8, pendant l’enregistrement de l’émission "La Grosse rigolade", vous avez choisi de ne pas citer le nom de Vincent Bolloré...
Edgar-Yves : - C8 me demande de participer à l'émission. On choisit de proposer à la production mon sketch sur la corruption. Sur les réseaux sociaux, on avait déjà diffusé la partie où je fais une blague sur mon père, qui a été un homme politique important au Bénin. On voulait que soit diffusée à la télé la version complète de ce sketch, qui fonctionnait bien sur scène. Après une réflexion interne avec mon staff, on se dit qu’on va ne pas citer nommément Vincent Bolloré, on sait que C8 lui appartient, on ne cherche pas les problèmes. Donc je parle des liens entre Alpha Condé avec "un milliardaire français dont je tairai le nom parce que j’ai envie de faire carrière"
. Moi, je ne voulais pas embêter C8, mais je tenais à faire passer mon message. Parce qu’en France, Bolloré c’est un patron de presse nerveux. En Afrique, c’est un véritable fléau. Après mon passage, la production me demande en coulisses si c’est de Bolloré que je parle. Moi je réponds que non [rires].
Bolloré et lE PORT DE CONAKRY
En décembre 2018, le groupe Bolloré était mis en examen pour corruption dans l'affaire des ports de Lomé (Togo) et Conakry (Guinée). Vincent Bolloré aurait obtenu des concessions du port de Conakry en échange de conseils sous-facturés en faveur d'Alpha Condé, ayant permis son élection en 2010. L'industriel breton a finalement bénéficié de la prescription pour cette affaire, mais pas pour le "volet togolais", au sujet duquel il a plaidé coupable en février 2021.
ASI : - Comment apprenez-vous que, finalement, l'équipe d'Hanouna a enlevé l'allusion à Bolloré ?
E-Y : - Au moment de la diffusion ! On n'a pas eu de coup de fil avant, ni après. Mon travail a été charcuté, sans qu’on me prévienne. Ils sont malins : s'ils te préviennent avant, ils prennent le risque que tu refuses que le sketch soit diffusé. Mais tu ne peux pas te positionner si tu n'es pas au courant. Il n'y a pas pire blessure pour un artiste que de se faire censurer. Moi, après ça, je suis dans tous mes états, donc je me dis que je ne me ferai pas avoir deux fois.
ASI : - On vous propose ensuite de passer sur Comédie +, pour l’émission des "Etoiles Espoir de l’humour" du Parisien, enregistrée le 19 novembre 2020 et diffusée le 4 janvier 2021. Comment abordez-vous votre prestation en prime time
d’une autre chaîne du groupe Bolloré ?
E-Y : - C’est le Parisien qui m’a repéré au cours de l’année comme une des révélations de l’humour de 2020. J’accepte de participer à l’émission avec plaisir. En plus, il venait d’y avoir le reconfinement, ça faisait un mois et demi que j’étais au vert. Ce que je voulais, c'était jouer le plus possible, retourner dans l'adrénaline de la scène. J’arrive, fort de mon expérience sur C8, et je préviens directement la production que je vais faire un sketch où je vais faire allusion à Bolloré. Je joue carte sur table : soit on garde tout le sketch, soit je rentre chez moi. Ils m’ont dit : "Aucun problème, pas de souci".
ASI : - D’après l'article du Parisien publié le lendemain de l’enregistrement, tout semble s’être excellemment passé…
E-Y : - Je fais le sketch, j'emballe la salle. Je ne prononce pas le nom de Vincent Bolloré, parce que ma vanne était déjà drôle. Je le qualifie encore de "milliardaire dont je tairai le nom"
, mais par rapport à mon passage sur C8, je rajoute que je le fais "pour continuer à faire des séries pour Canal +"
. Emmanuel Marolle, le journaliste du Parisien
titre ainsi son article, le surlendemain :"Une étoile est née".
ASI : - Sauf que vous êtes censuré. Comment l’apprenez-vous ?
E-Y : - Mon équipe et moi avons contacté la production pour nous assurer qu'ils ne couperaient pas la fameuse blague. Et là, ils nous ont dit qu'ils allaient le faire ! Nous avons été formels et refusé la diffusion si l’intégrité de mon travail n’était pas respectée. On m'a dit alors que je portais atteinte à l’émission en refusant que mon sketch soit diffusé. Des gens de Comédie + m’ont ensuite rappelé, en insistant : ce serait bien que j’accepte de couper ma blague sur Bolloré, pour que le sketch soit diffusé, ce serait bien pour moi... On essaye de me faire peur pour la suite de ma carrière… Mais moi, je m’en fous.
Condé, symbole de la corruption
ASI : - Dans un article du Monde, le producteur de l’émission affirme que c’est vous qui avez demandé de supprimer votre sketch parce que vous n’étiez pas satisfait de votre prestation. Ce que vous avez démenti, mais du bout des lèvres.
E-Y : - Nos discussions avec Comédie + ont fait du bruit dans les couloirs. La veille de la diffusion, la journaliste du Monde [Aude Dassonville, ndlr]
m’appelle, m’expliquant qu’elle prépare un papier sur mon sketch censuré. Je lui ai dit que c’était compliqué pour moi de lui répondre, pour deux raisons : l’émission n’était pas encore diffusée, et je voulais éviter de faire des histoires. Je ne vais pas vous mentir, je sentais bien qu’il y avait de la tension autour de cette histoire, et j’avais un peu la flemme de m’embrouiller avec Canal...
ASI : - Et finalement l'article sort…
E-Y : - Et je lis que le producteur de l’émission assure que c’est moi qui ai demandé à ce que le sketch soit amputé ! Ça n'avait pas de sens : le Parisien a dit qu’une étoile était née, et l’étoile aurait voulu qu’on la coupe ? [rires] Non seulement le mec abîme mon travail, mais il ose balancer la faute sur moi ? Dans la foulée, l’AFP nous a contactés. On leur a dit que je ne confirmais pas la version de la production, et que j’allais, comme à mon habitude, répondre lors d’un sketch sur scène.
ASI : - Votre cas fait écho à celui de Sébastien Thoen, licencié de Canal en novembre dernier pour avoir parodié une émission de CNews. Comment vous situez-vous par rapport à cette affaire ?
E-Y : - Moi, ça ne me dérange pas d’être associé à ça. Au contraire, en faisant face ensemble à l'adversité, on a les genoux qui tremblent moins ! On se sent moins seul face aux puissants. En revanche les raisons ne sont pas les mêmes. On a dit des choses qui déplaisent tous les deux, mais l’élément central de la polémique diffère. Moi c’est une blague sur Bolloré. Lui, c’est un personnage qu’il a joué [dans une parodie de
L'Heure des pros, sur CNews, diffusée sur la chaîne de pari sportif Winamax, ndlr].
ASI : - Lors de la soirée "Rire contre le racisme", diffusée ce 16 mars sur France 2, cette fois, votre sketch n’a posé aucun problème ?
E-Y : - Pour l’émission, j’ai travaillé avec des gens qui laissent les humoristes dire ce qu’ils ont à dire. Et cette fois, j’ai bien prononcé le nom de Vincent Bolloré. Personne ne m’a embêté. Le plus drôle, c’est que dans cette affaire de corruption en Afrique, Bolloré vient de plaider coupable ! Pas pour le volet avec Alpha Condé. Mais moi, j’ai choisi cet aspect-là de l'affaire, parce que Condé, c’est le symbole de ces élites africaines corrompues par des hommes d’affaire européens. Condé et Bolloré je m’en fiche. C’est le principe général que je dénonce.
ASI : - Vous allez même jusqu’à vous moquer de votre père dans votre sketch. Il l’a bien pris ?
E-Y : - Il faut croire qu’il a plus d’humour que Canal… Il a beaucoup ri ! Au départ, il n'était pas très chaud que je fasse du "troubadourisme". Maintenant que je passe sur France 2, il dit que je suis brillant et qu’il l’a toujours su ! [rires] Au Bénin, dont je suis originaire, mon père a été ministre, ambassadeur… Il a eu tous les postes, à part celui de président. Il est aussi connu au Bénin que Sarkozy en France ! Je me moque de mon père, parce que savoir rire, c’est déjà savoir rire de soi. Il y a le cliché légendaire des Africains corrompus. Mais en France, quand on voit Sarkozy, Fillon et Balkany, ils ont rien à envier à l’Afrique. Moi j’ai 33 ans, j’ai grandi en France, avec les valeurs françaises du panache, du beau geste. Et surtout du droit de se moquer de tout le monde.