Du petit Émile au petit Grégory, le retour des charognards ?

Élina Barbereau - - Complotismes - Déontologie - 28 commentaires

Un traitement médiatique qui en rappelle un autre

Un petit garçon de deux ans et demi disparait, le 8 juillet, dans les Alpes-de-Haute-Provence, et c'est une mécanique médiatique qui se réactive. Des médias nationaux aux médias régionaux, la disparition d'Émile nourrit les contenus web dans un feuilleton estival où l'absence d'éléments concrets laisse la place aux supputations, à la construction de personnages et aux récits imaginaires. On y croise des chats, des loups, de potentiels prédateurs et des coupables idéaux.

"Pendant plusieurs années, tout a été permis, ou presque, pour nourrir l'ogre médiatique", c'est ainsi que Daniel Schneidermann lançait l'émission d'Arrêt sur images, tournée en 2006, sur le traitement médiatique de l'affaire du petit Grégory, "Le petit Grégory et les charognards". Trente-neuf ans après l'assassinat de Grégory Villemin, depuis un mois, c'est la disparition d'Émile qui nourrit l'ogre médiatique. Les ingrédients de la mise en récit du fait divers demeurent. Mais de nouvelles méthodes sont apparues : après la chasse au scoop pour l'édition papier ou le journal du soir, place à la course aux clics afin de nourrir les plateformes.

Gaver l'ogre, curer le web

La course aux clics emporte tout en 2023. Et l'important, c'est la quantité, selon une recension d'Arrêt sur images réalisée par l'intermédiaire de Google. À ce jeu-là, BFMTV fait la course en tête avec 310 publications écrites ou vidéo sur le web depuis le premier jour de la disparition d'Émile il y a un mois. La chaîne est présente sur place, comme le Parisien qui, avec 40 articles en 32 jours, représente l'autre média national dévoilant régulièrement des éléments nouveaux. Dénicher des informations, ce n'est pas ce que fait le groupe de presse régionale La Dépêche, qui publie pourtant à grand volume. Sur le site de la Dépêche du Midi, on recense ainsi 120 contenus. Un autre quotidien régional du groupe, l'Indépendant, basé à Perpignan, propose 77 articles publiés lors des 32 premiers jours de la disparition d'Émile. Celle-ci a pourtant eu lieu hors de sa zone de couverture – comme de celle de la Dépêche du Midi d'ailleurs. À titre de comparaison, les médias régionaux couvrant la zone de la disparition, la Provence et le Dauphiné Libéré, ont publié sur internet respectivement 60 et 16 articles. Quant à l'audiovisuel public, on trouve 36 contenus sur le portail d'information de France Télévisions.

"Il y a deux types de faits divers pour nous : les faits divers locaux qui sont traités par les journalistes en locale, plus près des sources, explique à Arrêt sur images Stéphane Sicard, le responsable du service web de l'Indépendant – qui compte sept journalistes. Et après il y a tout ce qui est faits divers hors zone, où on fait un travail de curation de web, de veille de web. On évoque les sources des confrères. On a aussi des sources souterraines, comme les réseaux sociaux." Pour lui, les règles du jeu médiatique sont respectées à travers ces reprises systématiques du moindre élément nouveau publié par BFMTV, le Parisien et d'autres médias : "On applique le droit de citation. Si un média a une information importante et que cela a un intérêt pour nos lecteurs, on va prendre l'information, mais on source toujours le média et on met le lien." Il justifie : "Le droit de citation est limité à une ou deux citations. Jamais on ne se permettra de reprendre l'intégralité des informations qui sont dans les articles de nos confrères, et de se l'attribuer, contrairement à ce que certains font avec nous. On fait le job comme il faut le faire. Si on était en dehors des clous, on aurait des appels de nos confrères." Selon nos informations, pourtant, ces repompes parfois pluriquotidiennes ont agacé jusqu'à l'état-major de la rédaction du Parisien.

Un article sur le site web de l'Indépendant attire notre attention. Il relaie un message signé "la maman d'Émile", posté sur Facebook : "Veuillez prier la vénérable sœur Benoîte Rencurel, mystique des apparitions du Laus. Le diable l'emmenait régulièrement dans la montagne pour la persécuter et les anges la ramenaient." L'auteur de l'article, Matthieu Terrats, adjoint au chef de service web, écrit : "La rédaction de l'Indépendant n'a pas été en mesure de vérifier si ce compte, créé en 2015, était bel et bien celui de la maman du petit garçon disparu." Joint par ASI, il assure que le message est bien authentique, puisque "la Croix l'a authentifié" dans cet article. Matthieu Terrats concède qu'il y a "une maladresse", expliquant que le contenu de la Croix est "linké", mais le quotidien pas nommé. Le journaliste souligne par ailleurs : "Dans un desk, c'est un tourbillon, on écrit dix papiers par jour." Il nuance cependant : "On a une vraie réflexion journalistique. Avec les faits divers, on est toujours sur une ligne de crête. On n'est pas grisé par l'audience, mais on est boosté." 

Matthieu Terrats décrit aussi l'emballement autour de la disparition d'Émile : "L'affaire démarre très fort, dans les premières 24 heures. On s'en empare, les médias s'en emparent. Quand je repère l'info, je la traite de manière informative, je parle d'un petit garçon qui a échappé à la vigilance de ses grands-parents. Sur nos outils de mesure, le papier explose. Nous ne sommes pas guidés par l'audience, mais par l'intérêt de nos lecteurs, même si, après, c'est le serpent qui se mord la queue." Sur la question du volume de publication, Stéphane Sicard l'admet aussi : "Il y a eu deux, trois articles de trop, qui ne me plaisent pas, sur des déclarations de plateau, avec un invité qui émet des hypothèses. Je le rappellerai à l'équipe à mon retour de vacances. On va recadrer. Si on peut ne s'en tenir qu'aux faits, par exemple sur les recherches, concrètes, c'est mieux." 

L'audience, elle, est là. Le site web de l'Indépendant a ainsi battu son record d'audience en juillet, avec plus de 60 millions de visites. De quoi faire de ce titre qui tire 30 000 exemplaires quotidiens de son édition papier le 4e site de presse régionale le plus visité, derrière Ouest-France, le portail du groupe Ouest-France Actu.fr, et un autre quotidien du groupe La Dépêche, la Dépêche du Midi. Ce résultat s'acquiert, selon Stéphane Sicard, "avec de la densité", c'est-à-dire avec un cumul d'articles. Sur l'affaire Émile, deux articles de l'Indépendant ont généré plus de deux millions de clics, dont celui-ci qui reprend une "information" du Parisien, pour relater la présence… d'un chat. Tous les articles sur la disparition d'Émile sont gratuits sur le site de l'Indépendant : "Comme c'est de la reprise [d'autres médias], c'est normal, c'est gratuit. C'est une stratégie de groupe", explique Stéphane Sicard.Les articles des journalistes locaux sont eux, payants, "comme 70% des contenus".

Nourrir le récit : décors et personnages

Les contenus dont l'Indépendant se sert pour nourrir l'ogre algorithmique sont composés d'atmosphères, de personnages, de suspects… Paris Match plante le décor dans son reportage publié le 20 juillet. "Juché sur un piton verdoyant au cœur du massif des Trois-Évêchés, le Haut Vernet est isolé depuis presque une semaine. Entouré de prairies, de parcelles piquées de bottes de foin, de sous-bois et de forêts, le hameau des Alpes-de-Haute-Provence est plongé dans la nuit ce dimanche soir." Dans le même article, Paris Match brosse le portrait de toute la famille : l'arrière-grand-mère institutrice, qui "infligeait des coups de règles". Le père est "un ancien de l'Action française". Quant au grand-père, sa personnalité "interroge certains témoins, qui le décrivent colérique". Le témoignage du curé est convoqué : "Une famille soudée mais pas sectaire, même si les enfants ne sont pas scolarisés avant le lycée."

Paris Match poursuit en indiquant que "les faits divers nébuleux attisent les imaginations". Et souligne : "Rien ne permet d'incriminer la famille." Ce qui n'empêche néanmoins pas l'hebdomadaire de relayer les propos de ceux qui le font. "Aux yeux de certains, la famille très religieuse paraît trop calme, presque suspecte." Et de citer aussi un participant aux battues, jugeant l'attitude du père et du grand–père : "Ils étaient vraiment nonchalants, l'ambiance était bizarre, le père fumait la pipe, ça m'a marqué, comme si on ne recherchait pas un enfant vivant." D'autres participants sont invités à s'exprimer : "les parents sont trop calmes, trop maîtres de leurs émotions." La future chroniqueuse de Touche pas à mon poste, Ségolène Royal, s'en était aussi mêlé dans un tweet publié le 11 juillet (supprimé depuis) : "La mère auditionnée seulement mardi ? Et le père, au profil très inquiétant ? On n'a donc pas regardé l'hypothèse d'un problème ou d'une vengeance familiale ?" 

Le Parisien lance quant à lui la piste d'une vengeance politique, le 4 août, en évoquant l'incendie de la maison des arrière-grands-parents maternels d'Émile, en 2019, dans un hameau où vivait une petite communauté adepte de l'idéologie de Jean Raspail "chantre de la race blanche et des menaces que faisaient peser sur elle les autres races, celles des rats". Finalement, le jugement le plus éclairant est peut-être celui d'un "membre de la famille d'Émile" rapporté par BFMTV : "Tout ce qui est dit sur nous est un tissu de conneries. Comme cette histoire de maison qui brûle à Beaujeu. On est catho et de droite, et alors ?"Poursuivant les spéculations, l'Indépendant relaie de son côté une information de… 2017, selon laquelle le village avait été traversé par des loups, donnant naissance à "une folle théorie", annonce le quotidien, jamais à court de titres racoleurs. Un jeune agriculteur, "coupable idéal", parce qu'il roulait trop vite, est aussi l'objet de toutes les attentions, tout comme les ballots de foin dans lesquels BFMTV imagine le pire. Une fois toutes les hypothèses étudiées, il reste celles des voyants.

Une comparaison "glaçante" ?

Finalement, le 26 juillet, Marie-Claire interroge, dans un article de reprise (évidemment) de l'interview d'un avocat par la Dépêche : "La disparition d'Émile est-elle comparable à l'affaire du petit Grégory ?" Le média identifie les ressemblances : il y a un petit garçon, un hameau, un mystère, et aussi, "le comportement deshabitants du Haut-Vernet, de son maire et de la famille [qui] donne le sentiment que quelque chose d'étrange se trame". La comparaison est "glaçante", estime Marie-Claire, qui ne pousse cependant pas la comparaison jusqu'aux comportements des journalistes. S'il y a pourtant bien quelque chose de glaçant, 39 ans après l'affaire du petit Grégory, c'est surtout d'observer la même mécanique de construction du récit médiatique des événements relevant du fait divers médiatique. Mais dans sa version 2023, démultipliée par la course aux clics. 

Il y a 30 ans, la journaliste Laurence Lacour écrivait, au sujet de l'affaire Grégory, dans son livre Le Bûcher des innocents : "D'une génération à l'autre, s'est transmis l'écho déchirant de cette tragédie et de ses nombreuses questions éthiques. Mais, aucune d'elles n'ayant reçu de réponse satisfaisante, il est nécessaire de travailler sans relâche." Laurence Lacour a aujourd'hui quitté la profession et se tient à distance de ces sujets. En 2006, dans l'émission d'ASI, elle s'inquiétait de "la construction du feuilleton, avec ce que cela induit dans l'esprit du public et ce que cela peut induire dans l'esprit des juges". Le feuilleton se porte manifestement encore bien. Beaucoup trop bien. Et tant pis pour l'éthique.


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