Derrière Péan-Kouchner, la vieille querelle des "droitdel'hommistes", et de la raison d'Etat

La rédaction - - 34 commentaires

Chacun ses intellectuels, chacun ses médias

Bataille politique et éditoriale, la sortie du livre de Pierre Péan est aussi une guerre de médias, et d'intellectuels.

Derrière cette guerre, on retrouve en filigrane une vieille querelle qui déchire la gauche française depuis plusieurs décennies: idéalistes contre cyniques, "droit-de-l'hommistes" contre adeptes de la raison d'Etat. De la Bosnie au Kosovo, du Rwanda à la Tchétchénie, de la Georgie à l'Ukraine, mêmes clivages, mêmes affrontements. Chacun ses intellectuels, chacun ses médias. Tentative de cartographie.

 

"A force de renoncements, l'ancien bénévole de Médecins sans frontières aura naufragé ce qui lui était le plus cher : l'image qu'il voulait donner de lui-même et à laquelle il sera bientôt le dernier à croire." En conclusion de son livre de 320 pages, Pierre Péan martèle une dernière fois sa conviction : Kouchner n'est pas le "chevalier blanc" de la morale et de l'humanitaire qu'il prétend incarner aux yeux de l'opinion. Et pour faire passer son message au public, il aura pu compter sur les médias, qu'ils appuient ou, au contraire, réprouvent ses positions et ses analyses.

La première fois que le grand public a entendu un écho des accusations portées par le livre, c'était sur Europe 1, le 12 janvier. Un Jean-Pierre Elkabbach extrêmement embarrassé y interroge Kouchner sur ses relations avec "certains états, dont le Gabon".

Comprenne qui pourra... L'échange entre le ministre énervé et le journaliste un peu piteux est confus, et ceux qui découvrent à cet instant le début de la polémique ont sans doute du mal à saisir les enjeux. De quoi s'agit-il ? D'un article publié le jour même sur le site de Marianne. Peu avant l'interview, Philippe Cohen, qui dirige le site, a adressé un SMS à Elkabbach pour l'informer de la publication de l'article... Cohen et Péan n'en sont pas à leur première bataille commune : ils ont écrit ensemble La face cachée du Monde,en 2003. Comme Le monde selon K., ce livre avait été publié chez Fayard par Claude Durand.

Ce 12 janvier, Marianne reprend des extraits du livre que "Pierre Péan se prépare à publier dans les semaines qui viennent". L'hebdo affirme pour la première fois que Kouchner a réalisé des missions de conseil au Gabon et dans d'autres pays africains, et dénonce le conflit d'intérêt. L'article affirme aussi que Danon a relancé le Gabon alors qu'il était déjà ambassadeur à Monaco, et estime qu'il est "vraisemblable" que le ministre ait demandé un règlement de facture au chef d'Etat gabonais Omar Bongo lors d'un entretien officiel à Paris, le 25 mai. 

Ce sont ces accusations que récuse Kouchner au micro d'Europe 1. Mais si vous l'avez bien écouté, il évoque de façon confuse des "sites" internet. Quels sites ? Marianne ne mentionne aucun site... Pourtant, ils existent bien. Péan dispose de captures d'écran du site Imeda (qui a été fermé entre-temps, mais dont Challengesa retrouvé la trace), montrant que la société se vantait de la participation de Kouchner lors de deux missions d'audit. Captures d'écran dont dispose également le site Bakchich, qui publie, le lendemain de Marianne, un article fouillé, dans lequel il arrive aux mêmes conclusions que Péan.

Bonus : le site dispose même de fac-similés des relances de Danon à la Trésorerie générale du Gabon.

Péan aurait-il donné accès à ses documents à deux publications différentes ? "Pas du tout, répond Xavier Monnier, rédacteur en chef de Bakchich. Nous avons mené notre propre enquête et j'ai trouvé moi-même les documents. Je les ai eus en main le 2 janvier. En attendant de finir l'enquête et de recueillir toutes les réactions qui nous intéressaient, nous avons sorti le 10 un premier article sur le sujet, qui a mis la puce à l'oreille de Marianne. Ils se sont donc dépêchés de sortir leur papier en premier, et Cohen m'a envoyé un petit mot pour me dire qu'il savait que nous avions des documents !" Voilà pourquoi Marianne a sorti ce premier article si longtemps avant la date de publication du livre (le 3 février) : pas question que Bakchich lui grille ses informations exclusives. Sur le plateau d'@si, Péan nous confirme qu'il n'était pas question, pour lui, de laisser tout autre que Marianne griller l'exclusivité.

Tout ceci pousse le Quai d'Orsay à publier un communiqué officiel, dans lequel le ministre dément vigoureusement "certaines allégations inexactes diffusées sur un site internet". Il affirme aussi qu'il "se réserve le droit d'engager des poursuites judiciaires pour prévenir ou sanctionner toutes allégations mensongères à son égard". Puis, après cette première algarade, les choses se calment, au grand dam de Bakchich. 

Règlement de compte sur le Rwanda

Le deuxième acte de l'affrontement Péan-Kouchner s'ouvre le 30 janvier, et Marianne (l'hebdo papier, cette fois) y joue toujours le premier rôle. Ce jour-là, la version "papier" de l'hebdo publie officiellement les bonnes feuilles du livre de Péan, accompagnées d'un long articlerésumant les principales attaques portées par le journaliste contre le ministre. Aussitôt, la riposte s'organise. Sur la base des bonnes feuilles, l'entourage de Kouchner et son avocat, Me Kiejman, développent leurs axes de défense dans Le Journal du dimanche

Premier élément de réponse : "Péan règle ses comptes avec Kouchner sur le Rwanda, le reste n'est que prétexte", dixit Kiejman. Pour comprendre cette accusation, un retard en arrière s'impose vers un autre livre de Péan, Noires fureurs, blancs menteurs, paru en 2005 (nous vous en parlions ici). A l'opposé de la thèse généralement admise, le journaliste tente de démontrer que le principal responsable du génocide est Paul Kagame, l'actuel président du Rwanda, et que les massacres de Tutsis ont été accompagnés, voire surpassés, par des massacres de Hutus. Péan défend aussi avec vigueur l'action de François Mitterrand dans ce conflit. Or, Mitterrand est accusé par Kagame d'avoir été "complice" du génocide tutsi, parce que la France encadrait l'armée hutue. Selon Kagame, le président en exercice à l'époque aurait fermé les yeux sur les dérapages racistes du discours hutu. Et depuis son arrivée au Quai d'Orsay, Kouchner, ancien ministre de Mitterrand, cherche à renouer avec le régime de Kagame... Voilà qui en serait trop pour Péan, selon Kiejman. Pour bien comprendre tous les enjeux sur cette question, vous pouvez vous reporter à cet article de Libération.

Antisémitisme et "parfum des années 30"

Bien sûr, "l'entourage du ministre" s'attache aussi à démentir tout "mélange des genres". Parmi les proches de Kouchner, un seul parle à découvert : Michel-Antoine Burnier, biographe de Kouchner (Les 7 vies du Dr Kouchner, XO éditions) et "ami depuis plus de quarante ans". A @rrêt sur images, qui l'a contacté mardi 3 février, il explique, comme il se doit, que "Bernard a toujours rêvé d'une sécurité sociale universelle" et que "ses missions en Afrique s'inscrivent dans ce cadre-là. Et puis, si on ne doit traiter qu'avec des régimes démocratiques sur ce continent, c'est simple, on n'y va pas !" 

Mais Burnier est aussi le premier à pointer un autre argument, qui va servir de base à une bonne partie de la défense du camp Kouchner : "J'ai cru comprendre que ce livre traitait Kouchner en "cosmopolite" qui déteste la France et aime l'argent. Je n'aime pas trop ce parfum des années 30..." Ce thème du "parfum nauséabond" est promis à un grand succès parmi les ami du ministre. Kouchner lui-même s'apprête à développer ce thème dans une interview au Nouvel Observateur, comme l'annonce le patron de l'hebdomadaireDenis Olivennes à Cohen, par SMS. Dans l'interview, le mot "antisémitisme" ne sera pas écrit, assure Olivennes, mais le thème des "années 30" sera exploité.

Chaque camp va désormais défendre ses arguments par médias interposés... Ils sont détaillés ici.

Lente diplomatie, contre urgence humanitaire

Le ministre pointe une piste politique, donc : ses anciens camarades, ou ses nouveaux collègues auraient peur qu'il leur fasse de l'ombre. L'hypothèse est évidemment crédible. Mais Kouchner désigne aussi "tous les révisionnistes, ceux d'hier et ceux qui aujourd'hui récrivent l'histoire du génocide tutsi au Rwanda". Il désigne Péan, on l'a compris. Mais au-delà du journaliste, "il pointe peut-être un réseau plus vaste, qui soutient globalement Péan, et court de Védrine à Bernard Debré...", indique un journaliste de quotidien, spécialiste de l'Afrique, qui souhaite rester anonyme. Pourquoi Debré et Védrine ? Coïncidence ? Les deux anciens ministres (Debré a été ministre (RPR) de la Coopération en 1994 et Hubert Védrine ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002) ont témoigné au procès de Péan, lorsqu'il était accusé d'"incitation à la haine raciale" par SOS racisme pour son livre sur le Rwanda.

Védrine partage avec Péan une profonde admiration pour François Mitterrand. Il a été secrétaire général de l'Elysée sous le président socialiste, et il gère aujourd'hui ses archives personnelles... qu'il a ouvertes à Péan. De plus, selon la Tribune de Genève, son nom circulerait pour remplacer Kouchner. Difficile de croire que le fondateur de Médecins sans frontières n'est pas au courant...

Mais au-delà de leur éventuelle rivalité personnelle, Védrine et Kouchner incarnent deux courants de pensée au sein de la galaxie socialiste. En schématisant un peu (mais pas tant que cela) s'opposent les tenants de "l'urgence humanitaire" et les garants de la froide "raison d'Etat" et des alliances immémoriales de la France, les adeptes de la lente et discrète diplomatie aux tenants du droit d"ingérence. Les deux courants qui s'opposent depuis quinze ans sur les questions de politique internationale. Chacun ses intellectuels (Debray contre BHL), chacun ses réseaux, chacun ses médias inconditionnels (Marianne, Le Monde Diplo et le Web d'un côté, la grande majorité des médias audiovisuels de l'autre). 

Les deux camps s'affrontent pendant des années sur la Bosnie, par exemple. Des années durant, BHL et Kouchner tentent de sensibiliser Mitterrand au sort des Bosniaques, parvenant d'ailleurs à l'entraîner dans une spectaculaire visite de Sarajevo assiégée, alors que le président (et une autre partie de son entourage) restent orientés par le tropisme pro-serbe de la diplomatie française depuis 1914. L'opposition philosophique est la même dans le cas de l'intervention de l'OTAN au Kosovo en 1999. Kouchner (comme BHL, également attaqué dans le livre de Péan) y était très favorable, au nom du droit des Albanais à vivre de façon autonome, sinon indépendante. Védrine, au contraire, a tout fait pour éviter l'intervention de l'Otan, comme il le rappelle au Figaro en 2007, regrettant que l'ex-secrétaire d'Etat américaine Madeleine Allbright soit "farouchement pro-albanaise"

On retrouve encore trace de cette opposition l'été dernier, dans la guerre-éclair entre la Russie et la Georgie, voire dans la "guerre du gaz" entre Russie et Ukraine. Même si -ironie de l'histoire!- ils surviennent au moment précis où Kouchner, en regrettant la création du sous-ministère de Rama Yade, avait semblé enfin abjurer officiellement son idéalisme droit-de-l'hommiste pour rejoindre bruyamment le camp d'en face, les affrontements qui ne vont pas manquer de se développer à propos du livre de Péan sont à lire, aussi, avec ces lunettes-là. Nouvelles batailles, vieux réseaux, et vieilles alliances.

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