Délivrons Todd du portanouak !

Daniel Schneidermann - - 0 commentaires

Le problème d'Emmanuel Todd, c'est que ses livres, comme ses interviews et ses émissions

, sont constitués d'un cocktail insurmontable pour quiconque se risque à tenter de les commenter : une bonne dose de fulgurances, fondées sur l'exploitation de cartes démographiques qu'il maitrise à peu près seul dans le pays, et deux doses de n'importe quoi. Un n'importe quoi toddien, balancé avec humour et panache, mais qui reste du très grand N'importe Quoi - "portnaouak", diraient les jeunes, si les jeunes lisaient Todd.

Expliquer, en l'occurence, comme il le fait dans tous les medias depuis ce week-end, que les manifestants du 11 janvier étaient, pris individuellement, de braves gars et de braves femmes, mais étaient collectivement "agis" par leurs déterminants sociologiques catholiques et quasi-vichyssois, expose à des contorsions devant un Patrick Cohen ou un Laurent Joffrin qui (légitimement) ne vont pas manquer de canarder ces contradictions.

Assurer, dans le corps du livre, que les caricatures de Mahomet sont une incitation à la haine, avant de conclure que la protection de ces mêmes caricaturistes est un devoir sacré de l'Etat, expose à se faire exploser par le premier Patrick Cohen qui passe. Ce qui n'a pas manqué ce matin. A la vérité, toute réflexion sur l'affaire Charlie se cogne immanquablement à un enclos électrifié de contradictions : comment défendre au nom de l'humour des caricatures pas drôles  ? A-t-on le droit au nom de la liberté d'expression, de critiquer des victimes tombées au nom de la liberté d'expression, ou des manifestants défilant sincèrement pour la liberté d'expression ? On s'y est heurtés ici à chaud, et j'ai même tenté d'en faire aussi un livre, je n'y reviens pas.

Faisons un effort surhumain : débarrassons le livre de Todd de sa gangue de portnaouak attrape-medias (on y reviendra peut-être), et examinons une de ses thèses centrales, qui est apparemment celle-ci : la France qui a défilé le 11 janvier (j'en étais) est la France des classes moyennes et des cadres, qui a manifesté pour le droit d'agresser la figure centrale d'une religion d'opprimés. Dit ainsi, c'est évidemment incomplet, mais cela exprime une part (seulement une part) du sens de cette journée. En l'occurence, Todd ne dit pas autre chose que notre invité de la semaine, l'ancien ministre Pierre Joxe reconverti en avocat des pauvres (lequel le cite d'ailleurs sur le plateau) : pour des raisons tenant largement à la mauvaise conscience et au ressentiment néo-coloniaux de la France, les classes moyennes se sont détournées de tout devoir de solidarité avec les pauvres, qu'ils soient d'origine maghrébine ou africaine. Elles s'en sont détournées souvent sans haine (et les références toddiennes à Vichy sont odieuses), mais avec une radicale indifférence, seulement entrecoupée de quelques intermèdes compassionnels. Comme souvent, le travail d'analyse reste à faire, mais Todd ouvre le chantier.

 

 

Lire sur arretsurimages.net.