Débat Zemmour-Enthoven: l'obsession Pétain

Tony Le Pennec - - 32 commentaires


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Raphaël Enthoven, philosophe, pense qu'il faut débattre avec tout le monde. Que tout discours mérite d'être confronté à un contre-discours. Il avait mis en pratique cette théorie lors de la "convention de la droite", en septembre 2019. Se mêlant à Marion Maréchal-Le Pen, Robert Ménard ou Éric Zemmour, Enthoven avait pris la parole lors de l'événement dont le thème était "l'alternative au progressisme". Passé par L'Express, Philosophie magazine, France Culture, Europe 1, France 2, Arte, le professeur de philosophie dispense aujourd'hui surtout ses avis philosophico-politiques sur Twitter, où il ferraille notamment contre les nouvelles formes de l'antiracisme. Un peu moins d'un an après la convention de la droite, le philosophe médiatique prouve qu'il n'a pas changé de ligne, en acceptant l'invitation de CNews de venir débattre avec Éric Zemmour sur le terrain du journaliste, c'est à dire l'émission de Zemmour lui-même, vendredi 3 juillet, pour la dernière de la saison. 

Enthoven explique en préambule qu'il distingue "Éric", qu'il "aime bien", et "Zemmour" qu'il "attaque". Trois grands sujets sont a priori à l'ordre du jour (c'est en tout cas ce qu'annonce la présentatrice Christine Kelly en ouverture du débat) : "De quoi Éric Zemmour est-il le nom ?", "Qu'est-ce que l'identité française?" et "Qu'est-ce qu'est la République, qu'est-ce qu'être républicain?"

Si Enthoven voulait contrer rationnellement les arguments de Zemmour sur chacun de ces thèmes (dont le premier est son contradicteur lui-même), il en a été pour ses frais. Venir débattre face à Zemmour sur le plateau où il est présent quotidiennement, c'est risquer de se laisser entraîner exactement où il veut vous mener. Et il serait vain de compter sur la présentatrice Christine Kelly pour endiguer le flot : elle est aussi efficace qu'un château de sable pour bloquer la marée montante. Résultat : qu'il soit question de Zemmour, de la République ou de l'identité française, le débat finit par déboucher plus ou moins rapidement sur Pétain et la Seconde Guerre mondiale. Zemmour attire son contradicteur sur ses marottes, marottes qu'Enthoven maîtrise forcément moins. Puis il enchaîne des analyses historiques hasardeuses, les agrémentant comme à son habitude de moult citations. Il parvient à expliquer qu'Enthoven est en fait un pétainiste (en résumé, le philosophe, par son refus de la guerre civile et civilisationnelle annoncée par Zemmour, capitulerait devant les ennemis de la France comme Pétain a capitulé devant Hitler). 

Quel que soit le sujet, le raisonnement est le même : l'identité française est menacée par l'invasion migratoire, ceux qui refusent de le voir sont les pacifistes d'hier, qui refusaient d'ouvrir les yeux sur les projets d'Hitler. Et qui ont in fine causé la révolution nationale de Pétain. La République française actuelle, "multiculturaliste", fait le jeu de l'ennemi, comme la Troisième république s'est couchée devant Hitler, etc. Devant ce discours, Enthoven se retrouve paralysé, incapable de parer ces arguments ultra-rodés, répétés chaque soir ou presque par Zemmour. Finalement, il ne sert que de sparring partner à un Zemmour, et de marche-pied à son discours. 

Dédiaboliser Pétain pour justifier une vision anti-immigration

Au-delà du procédé consistant à ramener toute discussion à un débat sur Vichy, les années 30 et la Seconde Guerre mondiale, le polémiste a une vision de cette période extrêmement orientée, et parfois tout simplement fausse, explique à Arrêt sur images Laurent Joly. L'historien, spécialiste du régime de Vichy et auteur de L'État contre les Juifs : Vichy, les nazis et la persécution antisémite (Grasset, 2018) prépare justement un livre sur la manière dont Vichy a été raconté, de la fin de la guerre à aujourd'hui. "Dire que Maurras n'a pas pris parti pendant la Seconde Guerre mondiale, c'est énorme ! Maurras a toujours affirmé qu'il fallait soutenir Pétain et la collaboration d'État. Il a défendu chacune des actions de Vichy, y compris le statut des Juifs, y compris la déportation, y compris la Milice." 

Concernant la vision zemmourienne de l'arrivée au pouvoir de Pétain (consécutive à la défaite militaire de la France face à l'Allemagne, elle-même imputable, selon lui, à la gauche pacifiste française), Joly a aussi beaucoup à redire. "Ce discours, c'est précisément la défense des hommes de Vichy en 1940. En vérité, le pacifisme de la fin des années 30, c'était surtout ce pacifisme de droite incarné par l'Action Française qui menaçait de mort des patriotes comme Mandel ou Reynaud, dénonçait la "guerre pour les Juifs" ! La défaite de 40 est une défaite militaire, avant tout imputable à une stratégie, à des généraux vieillissants, qu'on ne pouvait pas critiquer à l'époque, parce qu'ils étaient les vainqueurs de la Grande Guerre. Le Front populaire a commencé à réarmer dès 1936. Et, en 1939-1940, mis à part l'aviation, notre armée est au niveau de celle d'Hitler. D'ailleurs, après la défaite, Vichy voudra juger les responsables de celle-ci. Blum, Daladier, Reynaud sont jugés à Riom au début de 1942. Ce procès politique tourne à la déroute pour le régime. Léon Blum montre bien qu'il a fait ce qu'il fallait, que les vrais responsables sont les militaires. Si bien que le procès est finalement interrompu."

L'historien explique aussi que contrairement à ce que prétend Zemmour, la défaite ne conduisait pas inévitablement à la Révolution nationale de Pétain et à la collaboration. "En 1940, le gouvernement français aurait pu partir en Afrique du Nord pour continuer le combat. C'est ce que voulaient par exemple Édouard Herriot ou le président Lebrun. Mais Pétain et d'autres ministres ont préféré rester et faire la Révolution nationale." Plus généralement, Joly estime que le discours de Zemmour sur Vichy, et sa façon d'y revenir systématiquement, a un objectif précis. "Dans les années 1980, des journalistes, des écrivains de droite ont commencé à tenir des propos alarmistes sur l'immigration, évoquant une invasion, annonçant une Marianne voilée d'ici 30 ans... Jean Raspail par exemple. Mais quand on leur disait que leur discours rappelait Vichy, l'exclusion des Juifs, la livraison des apatrides aux nazis, ils étaient embêtés, parce qu'ils ne pouvaient pas soutenir que Vichy était une bonne chose. Zemmour, lui, dit « vous voulez parler de Vichy, alors parlons-en, et je vais vous démontrer que ce n'était pas si grave ». Sa stratégie est de banaliser Pétain et la Shoah, pour rendre acceptable des mesures qui étaient jusqu'à présent impensables à cause du souvenir de Vichy, comme couper toute les prestations sociales pour les étrangers et réviser drastiquement les naturalisations."


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