N'écoutez pas Beauvau, sortez à vélo !

Thibault Prévost - - 67 commentaires

Ou comment Twitter a remplacé le Journal officiel

Contrairement aux déclarations des ministères, reprises par les médias, le vélo en tant qu'activité de loisir est parfaitement autorisé durant le confinement. Les verbalisations n'ont aucune base légale. Enquête.

Peut-on ou non faire du vélo pendant le confinement? Depuis plus d'un mois, beaucoup d'encre a coulé pour tenter d'éclaircir cette question existentielle pour une part importante de Français, et presqu'autant pour dresser des PV de non-respect des règles de circulation. Alors que le confinement semble vivre ses dernières semaines, taper les mots "vélo confinement" sur Google conduit à une cacophonie de "oui", de "non"... et même de quelques "oui, mais non". Pêle-mêle, les graphiques du gouvernement se joignent aux articles de grands médias nationaux, tandis que la PQR chevauche les sites de cyclophiles et que certains avocats viennent apporter leur pierre à l'édifice de la confusion. Et pourtant, la réponse ne souffre aucune contestation : oui, oui, trois fois oui, vous pouvez faire du vélo pour vous dégourdir les jambes, dans la limite d'une heure et d'un kilomètre (de rayon, on vous le rappelle). Une histoire qui fait écho à la confusion que nous révélions au sujet du fameux rayon d'un kilomètre. 

Pourquoi en est-on si sûr? Tout simplement parce que le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020, qui remplace le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 et fixe plus précisément les règles du confinement, ne fait nulle part mention d'une interdiction - ce qui n'est pas interdit explicitement est donc, par définition, autorisé. Sont autorisés les "déplacements brefs, dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile, liés soit à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective et de toute proximité avec d’autres personnes, soit à la promenade avec les seules personnes regroupées dans un même domicile, soit aux besoins des animaux de compagnie", dit le texte. Aucune restriction sur le mode de déplacement - rollers, trottinette, char à voile, vélo, licorne... tout est permis.

Dès le 18 mars, au lendemain de la mise en confinement du pays, CheckNews se fend d'un article limpide sur la question, assorti d'un coup de téléphone au ministère de l'Intérieur qui confirme que le vélo est bel et bien autorisé... lorsqu'il est "nécessaire pour le bon équilibre personnel". Une précision qui n'a, rappelons-le, aucune valeur juridique. Et pourtant, ce 24 avril 2020, sur le site du gouvernement dédié au coronavirus, il est encore écrit noir sur blanc -section "Sports"- qu'il est "interdit de pratiquer le vélo pour les loisirs (...) sauf pour les enfants : ils peuvent faire du vélo s’ils sont accompagnés par un adulte qui les accompagne à pied", mais - section "Sorties et déplacements" - que la pratique "est autorisée uniquement pour les cas prévus dans l’attestation dérogatoire : aller au travail, faire des achats de première nécessité". Qu'a-t-il bien pu se passer pour engendrer une telle confusion? Réponse : les ministères de l'Intérieur et des Sports ont diffusé de fausses informations, la Fédération français de cyclisme a relayé et plusieurs médias ont suivi. Et le ministère des Transports a regardé ailleurs.

Un post Twitter plutôt qu'un décret

Pour dérouler le fil de cette histoire, comme l'a habilement fait la journaliste spécialisée sur les mobilités Isabelle Lesens (Isabelle et le vélo) le 9 avril dernier, il faut revenir aux premiers jours du confinement. Le jour où le ministère de l'Intérieur confirme à CheckNews que la pratique du vélo de loisirs est autorisée, la Fédération française de cyclisme (FFC) publie un communiqué. On y lit que "la pratique du sport cycliste communément admise n'entre pas dans les conditions prévues au décret et constitue donc une infraction susceptible de verbalisation" et que dans ces conditions, "ce n'est pas le rôle des clubs d'inciter à poursuivre une activité physique individuelle de plein air et encore moins d'organiser des entraînements". Solidaire, la Fédération française de cyclotourisme (FFVélo)"demande à tous les cyclotouristes de bien vouloir renoncer à toute pratique même individuelle". Peu importe si les communiqués de presse n'ont aucune valeur légale et que les FFC et FFvélos n'ont pas d'autre pouvoir que celui de donner un avis consultatif : dès le lendemain sur Twitter, le ministère des Sports relaie le communiqué de la FFC pour diffuser leur message : "Restez chez vous". La machine est lancée.

Dans les jours qui suivent, de nouveaux interlocuteurs viennent s'ajouter à la cacophonie. Le 19 mars, l'Obs décide de la jouer gonzo et envoie une journaliste pédaler dans Paris sous les yeux de la police, qui lui explique que "tant qu’on reste seul sur son vélo (c’est-à-dire pas de tandem ou de personne sur son porte-bagages), ça s’inscrit dans le cadre de l’activité physique". Le texte officiel, le ministère de l'Intérieur et la police affirment donc que la pratique est autorisée. La messe est dite? Loin de là. Le 24 mars, Thierry Du Crest, le "monsieur Vélo" du gouvernement, affirme dans un post LinkedIn que selon le ministère de l'Intérieur, "le vélo est un moyen de déplacement. L’usage du vélo est uniquement prohibé pour la pratique d’une activité physique". Le message est repris par le président de la Fédération française des usagers de la bicyclette, Olivier Schneider. Le vélo est donc "officiellement" -sur Twitter, en fait- adopté comme "moyen de transport". Le lendemain (25 mars), Le Monde relaie les dernières nouvelles du front en mettant tout de même l'accent sur un "flou", qui engendre "une verbalisation à géométrie variable".

Et la pratique de loisir, alors ? Là-dessus, Beauvau - ou du moins ses community managers- se montre intraitable. Le 26 mars, le compte Twitter du ministère balance l'artillerie lourde : un message sans équivoque - "la pratique du vélo de loisir est proscrite", une grosse croix rouge, un vélo de "sport loisir" enfermé dans un cercle (rouge, encore). Le tweet est épinglé et les CM n'oublient pas de mentionner les ministères des Sports et de la Santé, mais aussi la police et la gendarmerie nationales. Peu importe les quelques critiques, notamment du célèbre compte Twitter Me Eolas, tout le monde est désormais prévenu des consignes en vigueur. Dont acte : le lendemain, Elisabeth Borne, ministre de la Transition écologique, glisse un conseil aux Français sur Twitter (et face caméra) : "Si vous souhaitez faire de l’exercice, préférez la course à pied !" La jurisprudence de Beauvau sera également reprise dans RTL (31 mars), Le Parisien (9 avril), L'Alsace et les Dernières nouvelles d'Alsace  -le même jour et avec la même citation,"c'est clair et net, on ne peut pas faire de vélo"-, mais encorele site de BFM, le 16 avril dernier.

La parole est a la défense

Problème : partout en France, des contraventions sans base légale sont distribuées par des agents convaincus du bien-fondé de la communication ministérielle sur les réseaux sociaux. Mais plusieurs médias font le travail de vérification des textes de loi. Dès le 28 mars, le site Weelz met en doute les affirmations du ministère de l'Intérieur, y voyant  "leur façon d'interpréter les textes (et peut être un peu aussi leur désamour pour le vélo)" et utilise l'outil de chat de la police nationale pour lui poser la question. Bingo : l'agent leur confirme que le vélo est autorisé "dans la limite d'un kilomètre, durant une heure et seul, en se munissant de l'attestation".

Le 7 avril, dans un second article, le site donne la parole à Ludovic Duprey, juriste et auteur du Code du cycliste, pour détailler la marche à suivre si un agent zélé vous dresse un PV malgré vos justifications. Grands absents du traitement médiatique du sujet, les avocats apparaissent dans la presse quotidienne régionale : chez Ouest-France le 6 avril, Pierre-Frédéric Boudière, avocat au barreau de La Rochelle-Rochefort, martèle que "les conseils de la fédération cycliste ou bien du ministère de l’Intérieur ne valent pas plus que l’avis du gendarme ou du policier qui vous contrôle : ils n’ont aucun support textuel ou juridique ; toute amende devra donc être contestée." Même ton sur France 3 Hauts-de-France le 9 avril. Dernier en date, Le Figaro du 16 avril, dans lequel le commissaire David Le Bars, secrétaire général du syndicat des commissaires de la police nationale, conclut par l'évidence : "Ce qui n'est pas précisé n'est pas interdit ! On n'a pas à interpréter la loi". Echec et mat.

EPILOGUE JUDICIAIRE

Alors début avril, le ton a commencé à changer parmi les acteurs du vélo. Le 7 avril, dans une volte-face spectaculaire, la FFC, Fédération, la ligue et le syndicat des coureurs cyclistes ont demandé au gouvernement une dérogation pour que les coureurs cyclistes professionnels puissent reprendre l'entraînement en extérieur dès la mi-avril, au motif que le cyclisme était autorisé dans tous nos pays frontaliers. Le ministre des Sports a fait la sourde oreille. La communauté des usagers, elle, s'agace contre la FFC, dont le communiqué de presse hâtif a servi de base à la communication mensongère du ministère de l'Intérieur. Le 16 avril, l'écrivain Thierry Crouzet publiait un long texte fustigeant la stratégie de la Fédération, qu'il accuse d'avoir instrumentalisé le débat pour "garder le contrôle [sur la pratique] en imitant les maires qui dans leur commune prennent des décisions arbitraires pour durcir celles du gouvernement."

D'autres, enfin, choisissent l'approche juridique. Le 6 avril, la Fédération française des usagers de bicyclette (FUB) a annoncé sur Twitter qu'elle préparait la riposte et lançait une enquête nationale pour récolter les témoignages de cyclistes abusivement verbalisés. Le formulaire est disponible en ligne.  Quinze jours plus tard, Isabelle Lesens révélait qu'après avoir reçu 800 témoignages, la FUB avait déposé un « référé-liberté » (un recours) auprès du Conseil d’Etat pour l'annulation de toutes les verbalisations liées au vélo, la rectification des informations données par les ministères de l'Intérieur et des Sports, et la publication d'une circulaire par le Premier ministre à destination des maires et préfets.

Le 24 avril, épilogue. Olivier Schneider publie (sur Twitter, évidemment) le "mémoire-défense" (la réponse) du ministère de l'Intérieur, qui confirme tout ce que défend la FUB : rien n'interdit le vélo, peu importe le motif, et des tweets "ne sauraient tenir lieu de Journal officiel", car "destinés au public et non à des juristes". Pour décrire ces six semaines de confusion orchestrées par ses communicants, le ministère parle d'une "brève incertitude". Rien, en revanche,sur la marche à suivre pour les centainesde cyclistes verbalisés par erreur de 135 euros d'amende. La suite se réglera au Conseil d'Etat, dans une quinzaine de jours. En attendant, le message n'est toujours pas passé dans les Hauts-de-Seine, et le visuel de Beauvau continue à faire la loi sur Twitter...


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