Chirac et l'effet Koulechov
Alain Korkos - - 0 commentaires
Depuis samedi, le visage contrit et silencieux de Jacques Chirac s'affiche sur les sites ouèbe d'info…
lexpress.fr
nouvelobs.com
lemonde.fr
… et à la une de certains quotidiens de ce jour :
Direct Matin du lundi 7 mars 2011
20 minutes du lundi 7 mars 2011
Sur chacune de ces images, Chirac a l'air d'un enfant surpris la main dans le pot de confiture. Eh oui, il s'est fait pincer ! et son procès va avoir lieu. Enfin, peut-être. À l'heure où ces lignes sont écrites, rien n'est certain.
Chacun de nous aura interprété ces photographies de cette manière, avec plus ou moins de sévérité, peu importe. Tout le monde aura eu l'impression de contempler un visage contrit ou celui d'un homme qui s'emmure dans son silence.
Or il se trouve que cette expression chiraquienne n'a strictement aucun rapport avec les événements présents ! C'est l'une de ses attitudes, dont il est familier et qu'il adopte en des occasions très diverses :
Lors de la cérémonie à la mémoire de Lucie Aubrac, 2007
Photographie prise dans des circonstances inconnues,
illustrant un article de come4news.com daté de 2009
Photographie illustrant un article du post.fr relatif
à la santé de Jacques Chirac, en 2009
Chirac visitant une exposition à Bruxelles en septembre 2009,
photo publiée sur nerrati.net
Autant de circonstances différentes, et toujours la même expression du visage. Nous sommes donc ici en présence d'une espèce d'effet Koulechov. Eeuuh ? C'est quoi l'effet Koulechov ? C'est une expérience, menée en 1922 par un cinéaste russe nommé Lev Koulechov (comme par hasard), qui réalisa le montage suivant :
- un gros plan sur une assiette de soupe / un gros plan totalement inexpressif de l'acteur Mosjoukine /
- un gros plan sur une enfant morte dans son cercueil / le même gros plan inexpressif de l'acteur Mosjoukine /
- un gros plan sur une femme allongée sur un sofa / le même gros plan inexpressif de l'acteur Mosjoukine.
Voici le montage en question :
Koulechov voulait prouver avec cette expérience qu'une image n'acquiert du sens qu'au sein d'un contexte, celui d'images qui s'enchaînent et s'influencent mutuellement. Il voulait ainsi prouver le caractère primordial du montage cinématographique. L'image de la soupe donne un sens particulier au gros plan de l'acteur qui précède, celle du cercueil lui confère un sens différent, celle de la femme lascive un autre encore.
Les photos de Chirac agissent de la même manière : elles ne prennent sens que grâce au contexte qui les entoure et qui nous est rappelé par les titres, les légendes. Susan Sontag avait coutume de dire qu'une photographie n'est rien sans sa légende. La chose est encore une fois ici prouvée. La même moue de Chirac peut illustrer une commémoration, la visite d'une exposition, la proximité d'un procès… Tout est dans la légende.
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On peut aussi rapprocher l'expression de Chirac de ces têtes sculptées au XVIIIème siècle par Franz Xaver Messerschmidt, et qui sont actuellement exposées au musée du Louvre à Paris jusqu'au 25 avril. Ces sculptures, qui sont plus ou moins des autoportraits, nous montrent des visages grimaçants,souvent ravagés par la douleur. Avec, parfois, une bandelette posée sur la bouche en vertu des théories du magnétiseur Mesmer dont Messerschmidt était friand. Cette bouche hermétiquement close, qu'on pourrait rapprocher du visage de Chirac silencieux !
Catalogue de l'exposition
Lien :
Un très intéressant article à propos de l'exposition Messerschmidt, sur le site du Point.
L'occasion de lire une de mes chroniques où il fut question de photographies de presse et de Susan Sontag, qui livra les réflexions les plus profondes à ce propos : lettre ouverte à Pierre Laurent, directeur de la rédaction de l'Humanité.