Chazal, Biraben, et la métempsycose
Daniel Schneidermann - - 0 commentairesChazal et le Grand journal : deux disparitions symétriques, actées le même jour.
Avouons-le : des années durant, on aura adoré détester Le Grand journal. On pouvait en être déçus, mais parce qu'on en attendait quelque chose. Tout semblait construit pour provoquer le happening, l'événement, le débordement, même si à l'arrivée, 99 fois sur 100, il ne s'y passait strictement rien. La promesse était exactement inverse à celle du journal de Claire Chazal, tout entier construit comme une muraille pour protéger la quiétude des télespectateurs du déferlement de la misère du monde, et les pénétrer d'une certitude : tout est sous contrôle, la pièce est dirigée, et les autorités compétentes (ONU, ministre de l'Intérieur, police, pompiers) sauront prendre en dernier ressort les mesures adéquates.
La promesse de Chazal à ses télespectateurs, promesse inébranlablement tenue un quart de siècle, était celle de l'inéluctabilité du retour à l'ordre. Les sauveteurs allaient déblayer les gravats, des cellules psychologiques seraient mises en place à l'attention des victimes, et tous les mouvements sociaux (rares le week-end, néanmoins) étaient tôt ou tard voués au dégonflement, à l'effilochage, à la dispersion dans la stratosphère. Seules manifs autorisées à traverser le champ des caméras de Claire, les marches blanches, à la mémoire des enfants kidnappées ou violées, portaient comme le deuil de toute perspective, proche ou lointaine, de changement.
Collision des époques. Le jour même de l'annonce du départ de Chazal, voici comme une métempsycose le Grand journal chazalisé par Maïtena Biraben. Sous les yeux hagards du public de l'émission qui espérait bien rigoler (bien regarder les visages flous du public, derrière les visages nets de ceux qui parlent, ils sont les meilleurs indicateurs), voici l'implacable sourire de Valls, convoqué pour napper d'un flot de parole gouvernementale un plateau tout en reflets dorés, comme un rappel de la chevelure des deux présentatrices, ou des milliards de Bolloré.
Seul reste Yann Barthès, en butte-témoin des anciennes promesses d'impertinence perturbatrice. Barthès, désormais légataire unique de l'esprit Canal de la haute époque, seul détenteur du permis de port d'armes contre le nouveau boss. Certes, les balles sont à blanc : on diffuse un extrait ridicule du film d'entreprise de Bolloré, et on va ostensiblement recueillir des louanges excessives du nouveau patron à l'université d'été du MEDEF. Après ces deux manifestations "en creux" d'impertinence, on passe aux suspects habituels -la famille Le Pen- et au reportage sur les migrants. Service minimum. Ainsi les nouveaux maîtres, interrogés sur la normalisation, pourront regarder ailleurs, l'air dégagé : "mais comment ? Que dites-vous ? Le Petit journal est encore là, voyons !" Et on pourra faire semblant de les croire.