Bolloré : retour sur un débat de France Culture
Daniel Schneidermann - - 0 commentairesAi-je eu raison d'aller débattre à la Matinale de France Culture, l'autre semaine, avec Agnès Verdier-Molinié ?
Nos amis d'Acrimeds'interrogent (gentiment). Ai-je eu raison d'accepter, en compagnie de l'économiste Julia Cagé, une invitation à débattre du cas Bolloré avec la directrice du think tank de droite libérale IFRAP ?
Pour répondre, il faut entrer dans les coulisses de la préparation de cette émission. L'équipe de Guillaume Erner, animateur des Matinales, a eu quelque mal à constituer son plateau. Son premier choix, pour apporter la contradiction au duo Cagé-ma pomme, se portait sur...Elisabeth Lévy. Avec le motif suivant (si je l'ai bien compris) : " elle va dire que si Bolloré était de gauche, ses agissements susciteraient moins de réprobation". J'ai répondu que dans ce cas, ce serait sans moi. Non pas en raison de ce présupposé de l'équipe de France Culture, même si je l'estime absurde : se scandaliser de voir un actionnaire censurer des journalistes et des humoristes n'a rien à voir avec le fait qu'il soit de gauche ou de droite. A supposer (cas hautement improbable) qu'un oligarque de gauche, ou de la gauche de la gauche, prenne le contrôle de TF1, et censure Jean-Pierre Pernaut, je veux croire que la mobilisation pour la liberté d'expression serait la même. Comment ? Vous riez ? Vous peinez à imaginer l'hypothèse ? Moi aussi. Mais supposons. En vérité, si j'ai refusé de débattre avec Elisabeth Lévy, c'est en raison d'une inaptitude physique : l'incapacité dans laquelle je me sens de la contredire autrement qu'en hurlant plus fort qu'elle. La nature ne m'ayant doté que de cordes vocales standard, je dois faire avec.
Je me suis alors permis de suggérer à France Culture d'inviter plutôt des barons ou des sous-barons de l'empire Bolloré -à défaut de Bolloré lui-même. A la vérité, j'étais sceptique sur leurs chances de succès. Dans les jours précédents, on avait tenté nous-même, en vain. Pour l'instant, le Bolloristan supérieur se terre. Un jour, à n'en pas douter, il sortira de ses terriers. Mais ce jour n'est pas venu. Bref, ayant fait en vain le tour des terrés, France Culture propose finalement Verdier-Molinié, en avocate du droit universel de l'actionnaire à faire ce qu'il veut dans ses propriétés, changer les moquettes, les présentateurs, et les marionnettes. Après tout, pourquoi pas ? Elle refusera certainement d'évoquer l'indéfendable cas Bolloré, me disais-je. Ce qui fut le cas, et le plus frappant dans l'émission, est de la voir refuser avec insistance de me répondre sur la censure de l'enquête sur le Crédit Mutuel.
On a toutes les raisons du monde de refuser de débattre avec un interlocuteur estimé illégitime, dans un cadre inapproprié (jurisprudence dite Lordon) et ce choix est respectable. Mais il faut peser les avantages et les inconvénients de participer à une émission. Les inconvénients sont évidents. Mais les avantages aussi. Depuis sa création, en 2008, notre site est totalement, radicalement, implacablement ignoré par les medias mainstream. Si nos enquêtes sont parfois chichement citées dans la presse en ligne, rien, jamais, pas un mot, dans les revues de presse radiophoniques. Mes propres invitations à m'exprimer à la télé française se comptent, chaque année, sur les doigts d'une main (tiens, contre-exemple je suis invité jeudi à m'asseoir dans les fauteuils rouges de Complément d'enquête, sur France 2, sur le thème "les journalistes, tous vendus ?" Ne le ratez pas.) On remarque souvent, dans l'équipe, qu'en cas d'actualité dans le domaine des medias français, on est régulièrement appelés par la radio ou la télé suisse, mais jamais par l'audiovisuel français. On ne s'en plaint pas spécialement, ni n'en tirons gloire. Nous le constatons, avec tout de même un poil de colère, quand je croise -et c'est quasiment tous les jours- dans la rue ou le bus, de sympathiques anciens télespectateurs de France 5 qui ignorent que l'émission continue sur Internet.
Bref, nous devons bien vivre avec cette mise en quarantaine. Or, pour pouvoir conserver un niveau d'abonnés nous permettant de rester à l'équilibre, il nous est indipensable d'être visibles. Et pas seulement propagés sur les réseaux sociaux par nos vaillants abonnés, mais visibles sur les medias mainstream, qui ont conservé, que cela nous plaise ou non, une partie de leur pouvoir de prescription d'avant Facebook et Twitter. Voilà donc, chers camarades d'Acrimed, pourquoi je suis allé débattre avec Agnès Verdier-Molinié. Et je continuerai, le cas échéant.