Baptiste et Quentin, de l'ESJ Lille, racontent leur arrestation

Lynda Zerouk - - 42 commentaires

Deux étudiants en journalisme ont été arrêtés, jeudi 12 décembre, à Lille, en marge de la manifestation contre la réforme des retraites. Ils reviennent pour ASI sur leur arrestation, après plus de 15 heures de garde à vue chacun.

"Je suis encore fatigué de ma garde à vue". Quentin Saison est pourtant sur le point de se rendre à une autre manifestation, ce samedi 14 décembre. Arrêt sur images a tout juste eu le temps de le cueillir au téléphone en fin de matinée, lorsque l'étudiant en journalisme à l' Académie de l'ESJ Lille hésite encore entre deux reportages : "Je ne sais pas encore si je vais couvrir la manif contre la réforme des retraites ou  celle contre l'islamophobie." On croirait un enfant salivant entre deux bons gâteaux. C'est bon signe pour celui qui, deux jours plus tôt, a été interpellé par la police en marge de la manifestation contre la réforme des retraites à Lille.  Ce jour-là, le jeune photographe, membre du collectif  Gerda fondé par des étudiants, ne couvre pas le mouvement social. Mais un de ses camarades, Baptiste Hermant, également étudiant à l'Académie de l'ESJ Lille et membre du collectif, vient de se faire arrêter par la police en plein reportage. La vidéo de son interpellation, brutale, fait le tour des réseaux sociaux. On y voit plusieurs membres des forces de l'ordre entourer l'étudiant. L'un d'eux le jette au sol, et pointe sa matraque téléscopique  vers lui, tandis que la foule proteste : "C'est un étudiant en journalisme" ; "Libérez-le ! " ; "Liberté de la presse". En vain. Baptiste est exfiltré par les policiers puis placé en garde  à vue. 


Les raisons de son arrestation ? Il aurait commis des "violences volontaires sur personne dépositaire de l'autorité publique". Accusation démentie par l'intéressé lui-même auprès d'ASIDans la foulée, plusieurs étudiants décident spontanément d'organiser un rassemblement de protestation devant le commissariat de la ville du Nord. Quentin Saison les rejoint pour apporter lui aussi son soutien. Mais, sur place, il est arrêté à son tour par les forces de l'ordre, puis gardé à vue. Alertée par des étudiants, la direction de l'ESJ Lille a aussitôt apporté son soutien à Hermant et Saison, tout en précisant qu'ils se sont rendus à cette manifestation et au rassemblement de leur propre initiative.  

Tous deux sont étudiants en double cursus à l'université de Lille et à l' Académie de l'ESJ (Saison en 1ère année et Hermant en 2ème année) où ils suivent dix cours de formation en journalisme par semaine. Mais les deux étudiants ne réalisaient pas de reportage dans le cadre "d'un exercice de l'école" au moment de leur arrestation, précise le directeur de l'école, Pierre Savary, dans les colonnes du Parisien.  

Tous deux joints par téléphone, Quentin Saison et Baptiste Hermant, nous livrent le récit détaillé de leur interpellation. Ils ont le sentiment que "les forces de l'ordre portent de plus en plus atteinte à la liberté d'informer." 

ASI : - Baptiste, vous avez 19 ans, quelle connaissance du terrain avez- vous ? 

Baptiste : - Je ne suis pas encore très expérimenté. Je suis étudiant en Histoire et en deuxième année de formation à l'Académie ESJ Lille. L'année dernière, nos cours étaient purement théoriques. Ce n'est plus cas cette année. Avec Quentin et d'autres étudiants, nous avons créé, il y a un mois, le collectif Gerda (en hommage à la photojournaliste allemande, Gerda Taro, connue notamment  pour ses reportages sur la guerre d'Espagne). Depuis, j'ai fait environ cinq ou six couvertures de manifestations. Je m'y rends pour faire des portraits et aussi pour photographier au plus près les interventions policières, quand je constate l'usage abusif de la violence sur les manifestants. 

ASI - Et vous, Quentin ?

Quentin : - J'ai 18 ans, mais j'ai l'habitude de couvrir les manifestations car il me semble important de documenter les confrontations qu'il peut y avoir entre la police et les manifestants. On diffuse tout notre travail sur le site du collectif avec une volonté d'informer, sans objectif militant. Mes photos ont déjà été publiées dans Le Figaro, Le Monde, et The Guardian

ASI- Mais vous Quentin, vous n'avez pas pu couvrir la  manifestation du 12 décembre ?

Quentin : - Non, j'étais en examen à l'université. D'habitude, tous les membres du collectif communiquent via la messagerie Slack. On échange nos idées sur la couverture de tel ou tel événement et on crée, si nécessaire, des binômes pour couvrir différents angles. 

ASI - Baptiste, comment débute, pour vous, la manifestation du 12 décembre ?

Baptiste : - J'y suis allé avec un autre membre du collectif. Tout se passait bien au début. Mais aux alentours de 15 h 30, des CRS se sont approchés de mon collègue sans raison et l'ont emmené vers leur fourgon. J'ai essayé de filmer, mais ils m'ont demandé de m'éloigner. Ils l'ont fouillé puis relâché, et on a poursuivi notre couverture de la manif. Une heure plus tard à 16 h 30, les policiers m'ont interpellé.

"Si tu bouges, je te casse l' épaule"

ASI - Où est-ce que vous trouviez à ce moment-là et que s'est-il passé ? 

Baptiste : - Quand il m'arrête, je suis en train de prendre des photos sur la place Richebé. Il ne fait pas encore nuit. Les policiers tentent de disperser les manifestants. Et un homme d'environ 40 ans, fâché contre la répression, dit aux policiers : "Regardez  bien vos enfants dans les yeux, ce soir". Aussitôt les forces de l'ordre se jettent sur lui et l'interpellent avec violence (vidéo de l'interpellation ici).  Je me positionne au plus près pour photographier la scène. A ce moment-là, des policiers mettent leurs mains devant mon objectif pour m'empêcher de prendre des photos. Je me déplace pour trouver un autre angle. Ce qui, à mon avis, a énervé les policiers. Ils m'entourent alors à quatre ou cinq, je ne sais plus très bien. L'un d'eux me jette au sol. Je n'oppose aucune résistance, tout ce qui m'importe alors c'est de protéger mon appareil photo, que je serre fort contre moi.

ASI - Ensuite, ils vous emmènent au commissariat...

Baptiste : - Avant de monter dans le fourgon en direction du commissariat, les policiers me mettent des menottes. Un des policiers m'attrape le bras et me traite de "Fils de pute"  et me menace : " Si tu bouges, je te casse l'épaule". Il m'injurie encore et là, je lui demande de ne pas me chauffer. Je me retrouve ensuite aligné sur un trottoir avec d'autres personnes interpellées. Ils relèvent notre identité à chacun et discutent entre eux. J'entends alors l'un d'eux dire, en me regardant : "Pour lui, le motif c'est 'violences volontaires sur personne dépositaire de l'autorité publique' ". Il nous font monter dans le fourgon.

ASI - Quentin, comment vous apprenez que Baptiste est au commissariat ?

Quentin :- Je finis mon partiel et une amie me passe un coup de fil.  Elle m'apprend que Baptiste a été arrêté et qu'un rassemblement se tient devant le commissariat de Lille pour demander sa remise en liberté. Je m'y rends aussitôt. Il est environ 18 h 30 et il y a déjà des dizaines de personnes sur place et une partie de notre collectif. On s'agenouille à une vingtaine de mètres des portes du commissariat, les mains croisées sur la tête avec nos appareils photo, et on scande  : "Liberté de la presse" et "Informer n’est pas un délit". Je dois dire que ça s'est fait assez spontanément même si,  pour la plupart on a été très inspirés par les dernières actions du collectif Reporters en colère (ASI vous en parlait ici).


"je cache ma carte sd au fond de ma chaussette"

ASI - Pourquoi êtes-vous alors interpellé ? 

Quentin : - Nous sommes environ 60 devant le commissariat, presqu'uniquement des étudiants de l'ESJ Lille. Les policiers nous demandent de nous disperser. Deux sommations. A la deuxième, certains se dispersent, moi et quelques autres, nous décidons de ne pas bouger. Et là, deux policiers -  un homme et une femme - me tirent par les bras. Je n'ai absolument rien fait. Mais je suis très grand, avec un manteau rouge, donc le plus visible, j'ai le sentiment qu'ils m'interpellent pour l'exemple. Le policier ironise alors : "Et le refus de se disperser, c'est un délit ou pas ? " 

ASI - Baptiste, vous vous êtes déjà dans le commissariat...

Baptiste : - Oui, je suis dans une grande cellule avec d'autres personnes. Il y a aussi l'homme qui a crié en direction des policiers : "Regardez bien vos enfants dans les yeux ce soir". Il me confirme que ce sont bien les propos qu'il a tenus. Il sait que j'ai pris des photos de son arrestation alors il m'aide à retirer la carte SD de mon appareil. Lui a des attaches blanches en plastique et moi des menottes très serrées, je vous raconte pas la galère pour retirer la carte. Mais on  y parvient, je la cache directement dans le fond de ma chaussette.

ASI - Quentin, est-ce que c'est dans cette même cellule que vous escortent les policiers ?

Quentin : - Oui mais avant ça, les deux policiers m'escortent dans un bureau. Et là commence un débat surréaliste avec un policier. Il m'explique  qu'il ne nous considère pas comme des journalistes car nous sommes étudiants. Il ajoute que nos ancêtres journalistes devraient avoir honte de la presse aujourd’hui. Je lui pose alors une question : "Est-ce que c'est démocratique d’arrêter les journalistes ? " Il s'en amuse. Et continue de me dire combien il considère que la presse a trop de pouvoirs, qu'elle est orientée etc. Pendant ce temps, mon téléphone est posé sur le bureau et je reçois plein de notifications. Mon frère tente de me joindre et là, j'ai de la peine parce que je me dis qu'il est inquiet. J'ai appris après qu'une amie l'avait prévenu. Je vois sur l'écran que le directeur de l'Agence de Presse Jeune (qui collabore avec l'agence Hans Lucas pour initier des jeunes à la photographie professionnelle) où je suis également en formation, m'appelle aussi. Ensuite, les policiers me fouillent intégralement et me placent dans la cellule où se trouvent Baptiste et les autres.

"On a été attaqués avant même d'entrer dans la profession"

ASI : - Baptiste, que faites-vous quand vous voyez arriver Quentin ?

Baptiste : - On échange un moment. Et très vite, je retire la carte SD de ma chaussette pour la lui donner, puisqu'il a déjà été fouillé. Quentin la cache dans une petite poche de son manteau. Il a pu ensuite me la redonner à la sortie du commissariat. 

ASI :  - Que se passe-t-il ensuite? 

Baptiste : - Nous sommes tous placés dans des cellules individuelles et nous rencontrons notre avocat. Ensuite, ils me gardent à vue toute la nuit. Le lendemain, je refuse de me soumettre aux empreintes ADN et de signer le procès-verbal. Le policier me rappelle que j'encours des poursuites judiciaires. Mais je ne suis pas d'accord avec l'une des deux accusations portées à mon encontre. Il est écrit que j'ai été arrêté pour dissimulation de visage et violences. Le premier fait reproché est vrai, si on considère que porter des lunettes, une casquette et un masque pour se protéger des gaz lacrymogène équivaut à dissimuler son visage. Le second est faux. Je n'ai commis aucune violence à l'encontre des forces de l'ordre et les vidéos seront là pour le prouver. Je sors le lendemain matin. Une enquête est en cours...

ASI : Vous aussi Quentin, vous passez la nuit en garde à vue...

Quentin : - Je ne dors que quatre heures environ, dans le froid. Le matin, un policier me lit en diagonale un rappel à la loi que je signe. J'accepte de me soumettre aux empreintes ADN, non sans regrets. On nous traite comme des criminels alors qu'on lutte pour la liberté d'informer. J'ai le sentiment qu'on a été attaqués avant même d'entrer dans la profession. Mais on va continuer.

Pour protester contre les arrestations de Baptiste et Quentin, la Conférence des écoles de journalisme appelle à une mobilisation des étudiants en journalisme ce lundi 16 décembre à midi.  

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