Aubenas, Lançon : laissez-les (re) vivre !

Daniel Schneidermann - - 0 commentaires

"Très beau" "émouvant "cinglant" "sensible" "cultivé "magnifique" "plein de sensibilité et d'humanisme" "rien de plus à dire" "vraiment sublime" "très émouvant" "bien envoyé" "un vrai régal" "admirable et fondateur" "merveilleux", etc etc : que peut bien saluer, sur Twitter, cette surenchère d'extases ? La dernière chronique dans Charlie Hebdo de Philippe Lançon, grièvement blessé dans l'attentat du 7 janvier, et qui raconte sa première sortie de l'hôpital, où il a subi d'innombrables interventions à la mâchoire. A peine le texte publié, c'est donc un concert de superlatifs qu'ont interprété ensemble journalistes, responsables politiques, personnalités de toutes sortes.

A vrai dire, ce n'est pas seulement le style de Lançon, que salue cette salve d'éloges. C'est une attaque bien sentie contre Emmanuel Todd. Racontant son retour dans sa maison de campagne de la Nièvre, et évoquant les infirmières et aides-soignantes badgées "je suis Charlie" qu'il a côtoyées, leurs salaires misérables, et leurs logements en lointaine banlieue, Lançon écrit : "J'aurais aimé qu'un volatile comme Emmanuel Todd tente de leur expliquer qu'ils étaient des "catholiques zombies", des bobos réclamant le droit d'insulter l'Islam, ou je ne sais quelle idiotie. Les grands drames attirent toujours ce genre de corbeaux. Ils croassent, implacables et stupides, affamés et obstinés, malins et offusqués (...) Ils enflent et engraissent de partout : Ecce corbeau. Et leurs livres, naturellement, finissent au sommet du gibet, en tête des ventes".

Sur le fond, rien à redire à ce qu'écrit Lançon. Il a été laissé comme mort au milieu de ses amis agonisants, il est perfusé, intubé, opéré depuis trois mois. Qu'une écriture d'une telle précision puisse ressusciter de ce corps endolori : chapeau. Quant à Todd, ses outrances même donnent le droit de le contester sur le même ton, cela  a été fait ici, je le lui ai redit les yeux dans les yeux, et  Luz, dans un grand éclat de rire, ne s'est pas privé de récidiver la semaine suivante.

Ce qui met mal à l'aise, c'est ce "santo subito" qu'on sent monter autour de Lançon, et que traduit la troublante unanimité de l'extase : comme s'il fallait en faire une voix supra-humaine, transcendée par le martyre, s'extrayant de la tourbe journalistique pour atteindre quasiment au Sacré. De la même manière que son milieu, après l'épreuve de la prise d'otages en Irak, a fait de Florence Aubenas une sainte, est-il vraiment indispensable de béatifier Lançon, revenu d'entre les morts ? L'indispensable débat sur la laïcité et la liberté d'expression a besoin de faits, d'enquêtes, et de vigoureux débatteurs. A-t-il besoin d'être pollué par des voix irréfutables ? Comme on le disait la semaine dernière au micro d'Alain Finkielkraut avec Mathieu Lindon (oui oui, j'ai participé à une émission mouvementée de Finkielkraut, elle est là) cette irrésistible tentation sulpicienne est d'ailleurs aussi un risque pour les objets de culte eux-mêmes : journalistes talentueux ils étaient avant l'épreuve, journalistes talentueux ils devraient logiquement avoir le droit de redevenir ensuite. Laissez-les (re) vivre !

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