Au pied du kremlin, une robe

Daniel Schneidermann - - 0 commentaires

Alors, la robe, quelle couleur ? Blanche et dorée, ou noire et bleue ?

Ne niez pas. Vous aussi, avez employé tout votre week-end à jouer en famille au grand jeu de on-est-tous-daltoniens-et-on-ne-le-savait-même pas. Vous aussi, ou au moins les plus curieux d'entre vous, avez frénétiquement tenté de comprendre les explications scientifiques les plus pointues de l'élite de la colorimétrie mondiale, qui n'avait pas été à pareille fête médiatique depuis longtemps. Vous aussi avez passé en revue les facteurs explicatifs possibles (l'âge, le sexe, le stress, l'hygiène de vie) avancés tous ces spécialistes forcés de convenir, à la fin des fins, qu'ils n'y voient que du bleu comprennent rien.

Toute controverse colorimétrique mise à part, que deux spectateurs différents d'une même photo n'y voient pas la même chose, est pourtant un phénomène courant. La robe, c'est tous les jours. Et pour toutes les photos. Regardons par exemple cette photo, diffusée la presse mondiale, de la scène de l'assassinat de l'opposant russe Boris Nemtsov. Au premier plan, le cadavre de l'opposant. En décor, un bâtiment illuminé brille de tous ses feux. Ce n'est certes pas le Kremlin, mais la cathédrale Saint Basile. Mais peu importe. Pour une large partie du public international, qui regardera la photo trop vite, ce sera le Kremlin. A croire que les assassins ont choisi le lieu de l'exécution justement en prévision de ce cadrage, trop éloquent pour être honnête, dans son désir d'illustrer un assassinat "au pied du Kremlin".

 

A noter d'ailleurs que ce cadrage ne suffit pas à Libé, qui préfère une photo à l'angle légèrement différent, pour placer mieux encore la victime au centre du décor.

Mais que voir dans cette photo ? On peut y voir, comme Libé, un meurtre cynique signé par le Kremlin. En décor, le palais illuminé semble avertir tous ceux qui seraient tentés de s'opposer au "maître du Kremlin". "Objectif atteint pour le Kremlin" titre le journal, dont il faut saluer la promptitude à mener l'enquête. On peut aussi y voir un désir tout aussi cynique de faire porter l'accusation sur le Kremlin. J'exagère ? Lisons par exemple l'article du site Palestine-Solidarité, au titre également éloquent.

Faites le test : regardez cette photo avec vos collègues de bureau ou votre belle-soeur. Vous constaterez sans doute que dans ces divergences de lecture, l'âge, le sexe, le stress ou l'hygiène de vie comptent moins que les convictions idéologiques préexistantes à la découverte de la photo. Revenons donc aux choses sérieuses. La robe : quelle couleur, vraiment ?

Mise à jour, 11 h 45 : contrairement à ce que disait la première version de cette chronique, le bâtiment illuminé, décor de la photo, n'est pas le Kremlin, mais la cathédrale Saint Basile.Certaines légendes le précisent, pas toutes.  La photo était trop belle, y compris pour le matinaute.

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