Attentat en Russie : LCI radote sur Douguine
Jonas Schnyder - - 33 commentairesNon, il n'est pas "le cerveau de Poutine"
ASI a regardé la couverture par LCI de l'attentat qui a tué la journaliste et militante d'extrême droite Daria Douguina, fille de l'idéologue russe ultranationaliste Alexandre Douguine. En plateau, les journalistes s'accrochent à deux hypothèses : l'événement est relié à la guerre en Ukraine, et Douguine est "proche du Kremlin". Les spécialistes, et le journaliste indépendant basé à Moscou Paul Gogo, démentent tout au long de la journée. En pure perte. Récit (et montage).
"Alexandre Douguine, le cerveau de Vladimir Poutine, a échappé à une tentative d'assassinat", apprenait-on sur LCI vers 9 h 30 ce dimanche 21 août 2022. "C’est sa fille, Daria [...] qui est décédée après l’explosion du véhicule dans lequel elle prenait place", poursuit la journaliste. Un attentat contre une personnalité importante à moins de 40 kilomètres de Moscou, en pleine guerre en Ukraine : tout au long de la journée, cet événement fait les gros titres de la chaîne d'information en continu. Et LCI associe d'emblée l'attentat à la guerre, tout en présentant Douguine, idéologue d'extrême droite ultranationaliste, comme étant proche de Vladimir Poutine. Le viser serait attaquer le Kremlin : le suspect numéro un est donc le pouvoir ukrainien, pense la chaîne. Cette équation commode va tenir toute la journée malgré les trois duplex avec Paul Gogo, correspondant de plusieurs médias français à Moscou, et des spécialistes invités sur le plateau.
L'hypothèse ukrainienne
À 9 h 30, l'information est récente, mais les journalistes sont déjà sûrs d'eux : "Alexandre Douguine, souvent considéré comme étant le cerveau de Vladimir Poutine, a échappé a une tentative d’assassinat, nous l’apprenons maintenant, ça s’est passé samedi".
Lors de son premier direct, à 9 h 31, Paul Gogo explique que le père et la fille étaient invités en tant qu'intervenants à un festival et que, sur le retour, le père aurait finalement décidé de ne pas prendre la même voiture que sa fille pour rentrer. Celle-ci a explosé à 40 km de Moscou, tuant Daria Douguina. Il ajoute que pour la presse russe, c'est le père qui était visé, que des "propagandistes russes" accusent déjà l'Ukraine, mais précise que, par leurs discours violents et haineux, père et fille ont de nombreux ennemis potentiels en Russie.
Alors même qu'à ce moment-là, on ne sait pas s'il s'agit d'un attentat – ce qui ne sera confirmé que vers midi – ni qui était visé, et encore moins qui peut en être à l'origine, LCI déroule son récit et s'obstine à poser la même question : "E
st-ce que vous pensez que c’est vraiment le signe d’une incursion ukrainienne sur le territoire russe?"
Le premier expert invité, Jérôme Poirot, ancien du renseignement français, va d'ailleurs dans ce sens. Il sera le seul parmi la dizaine d'invités de ce jour : "[...]
c’est tout à fait dans le style de ce que montre l’armée ukrainienne depuis maintenant des mois, c’est-à-dire beaucoup d’audace, et des actions qui ont parfois une portée symbolique."
Il est rapidement contredit par le colonel Peer De Jong, pour qui il n'y a aucune raison de penser que l'Ukraine est concernée. Il mentionne en revanche un contexte de conflits entre le pouvoir politique et les oligarques russes, dont certains sont anti-guerre.
"Une nouvelle étape" dans la guerre en Ukraine ?
A 10 h, l'antenne est entre les mains d'une autre présentatrice, Sylvia Amicone. Mais le récit demeure. Avec cinq invités en plateau – et sans informations supplémentaires – la présentatrice veut elle aussi relier cette explosion avec la guerre en Ukraine, et la présenter comme une menace envers Poutine. Ce dont doute Olivier Védrine, rédacteur en chef du journal d'opposition Russian Monitor : "À Moscou, une ville sécurisée, sur un proche de Poutine, ça demande une sacrée logistique, et ça ressemble quand même plus à des règlements de comptes internes, de réseaux d’influences ou d’élites russes qui ne sont peut-être pas d’accord avec la poursuite de la guerre."
À 10 h 14, la journaliste se lance dans un numéro de voltige géopolitique : "Alors, général Chauvancy, vous êtes d’accord avec ça, que peut-être ça va donner l’opportunité à Vladimir Poutine d’amplifier finalement son opération spéciale, voire de la transformer tout simplement en guerre, et de demander cette mobilisation générale qu’il ne peut pas encore demander aujourd’hui ?" Encore raté : le général Chauvancy "n'y [croit] pas trop [...]
Moi, j’ai plutôt l’impression que c’est un règlement de compte qui concerne la Russie, en interne."
"La signature de Kiev" ?
LCI Midi
est l'occasion d'un deuxième direct avec Paul Gogo. Il explique que le comité
d'enquête du Kremlin confirme la présence d'un engin explosif sous
le siège de la voiture que conduisait Daria Douguina. Il s'agit donc bien d'un attentat à la voiture piégée. Plutôt que de creuser de nouvelles pistes avec ses invités, la présentatrice de la tranche, Solenn Riou, maintient le cap ukrainien : "
Général François Chauvancy [...]
est-ce que ça vous paraît plausible qu’il y ait la signature de Kiev derrière cette attaque ?"
Et rebelote : "Non,
je n'y crois pas du tout, répond le général. même s'il faut être prudent avec cet attentat
[...] ce n'est pas crédible [...] je ne vois pas l'intérêt aujourd'hui
des Ukrainiens de le faire." Il est suivi par le chercheur en relations internationales Jean-Eric Branaa : "Alors,
rien ne nous dit que cela pourrait être les Ukrainiens [...] je ne vois
aucun élément qui dit que cela vient de l'extérieur ou de Kiev." Solenn Riou a aussi cette phrase, adressée à Branaa : "Si c'est les Ukrainiens, c'est un très gros coup quand même".
La journaliste teste d'autres pistes à la volée ("une résistance anti-russe interne", "anti-guerre", "la mafia russe") puis tente une dernière fois de relier cet attentat à la guerre en Ukraine : "
Jean-Eric Branaa, je m’interrogeais en tout début de demi-heure avec cette question, l’étau se resserre-t-il autour de Vladimir Poutine, est-ce qu’on peut imaginer que le président russe regarde ça quand même d’un œil un petit peu inquiet… préoccupé ? "
Branaa : "
Je n’en suis pas persuadé, je ne crois pas non plus que ce soit un étau qui se resserre autour de Poutine […]"
Le "cerveau de Poutine" ?
Un tout nouveau plateau d'invités intervient à 18 h pour l'émission En toute franchise. Bien qu'il n'y ait aucune nouvelle information sur l'attentat, le présentateur Jean-Mathieu Pernin l'assure : "C'est une information qui prend une forte ampleur, alors que nous sommes à près de six mois d’invasion de l’Ukraine par l’armée russe
"
. La discussion s'oriente sur Alexandre Douguine : "Était-il véritablement proche de Vladimir Poutine ?", demande le présentateur au journaliste russe de RFI Denis Strelkov, après que présentateurs et bandeaux l'aient affirmé tout au long de la journée ("âme damnée de Poutine"
,
"cerveau de Poutine
",
"plus proche conseiller de Vladimir Poutine"
). Il était temps de se poser la question.
En fait, rien n'est moins sûr. "On a quand même des doutes, répond Strelkov. Ce qui est sûr, c'est qu’il n'était pas impliqué dans la prise de décision au niveau opérationnel, ce n’est pas du tout un militaire, il n'a pas du tout dit à Vladimir Poutine qui est-ce qu’on doit viser." Serait-il possible que LCI fasse erreur sur Alexandre Douguine depuis le matin ? "Douguine, il faut rappeler que c’est quand même l’extrême droite russe, précise Branaa. […] On est pas certains qu’il soit si proche que ça de Poutine d’ailleurs, c’est quelque chose qui est assez confus […] On sait qu’il est proche du président du Kazakhstan, on sait qu’il est proche des milieux d’extrême droite un peu partout dans le monde, y compris chez nous d’ailleurs".
Pour sa troisième intervention de la journée, Paul Gogo fait le point sur la situation. On apprend que les caméras de surveillance du parking d'où sont partis le père et la fille Douguine ne fonctionnaient plus depuis deux semaines. Par contre, on ne sait toujours pas qui précisément était visé, pourquoi, et par qui. Quant au personnage de Douguine, Gogo précise alors : "Ce soir, on se rend compte effectivement que certains médias nationaux en parlent, mais traitent ça comme un fait divers [...] ce n'est pas traité de la même façon que chez nous, parce que Douguine reste quelqu’un qui n’est pas très connu en Russie, qui a quand même un peu fondé sa réputation sur son image à l’Ouest".
Paul Gogo confirme auprès d'Arrêt sur images
: "Il n'y a ni témoignages, ni preuves que Douguine ait eu une influence sur Poutine. Il a eu des liens avec des conseillers de Poutine, mais on a aucune photo d'eux ensemble. Et pour ce qui est de l'idéologie impérialiste de Poutine, notamment par rapport à l'invasion de l'Ukraine, que Douguine l'ait prônée des années avant n'en fait pas une preuve de son influence. Il n'était pas le seul à la défendre et elle existait avant lui".
Paul Gogo, qui s'est exprimé à ce sujet sur son compte Twitter le jour même, y voit le signe d'une fascination des médias occidentaux pour un personnage qui en a profité pour gonfler sa réputation, développer son réseau et se financer. "Douguine est très charismatique et impressionnant, nous confie-t-il, c'est un très bon client pour les médias étrangers. Il fait payer ses interviews et s'est construit une légitimité lui permettant d'être reconnu dans l'extrême droite européenne, et particulièrement française."
Réagissant au titre affiché par LCI "Douguine, le Raspoutine de Poutine ?",
Maxime Audinet,
docteur en science politique et en études slaves, explique sur Twitter que Douguine n'a de Raspoutine (mystique russe influent, proche de l'épouse du tsar Nicolas II) que la barbe, et qu'il a su exploiter à son avantage le fantasme de l'homme de l'ombre qui tire les ficelles. De son côté, Nicolas Tenzer, haut-fonctionnaire et analyste politique, ajoute sur Twitter que Douguine est "infréquentable" pour le Kremlin tout en étant utile au "soft power" russe à l'étranger.
"Le mec exotique présent sur place"
Ce dimanche 21 août, Paul Gogo est intervenu plusieurs fois en direct sur LCI, BFMTV, Radio Canada et TV5 Monde. "Depuis quelques mois, j'avais quasiment arrêté les télés, car cela nous rend visibles (les correspondants en Russie, ndlr) et peut compliquer la validation de nos visas, raconte-t-il à ASI. Mais, surtout, ce sont des sujets trop complexes pour être abordés à la manière de ces chaînes d'info. On n'a pas la place pour s'expliquer et j'ai juste eu l'impression d'être le mec exotique présent sur place, qui récite une dépêche AFP entre deux intervenants."
Il espérait pouvoir contredire le récit médiatique sur Douguine et l'explosion. Mais, exceptions faites de TV5 Monde et de Radio Canada, le bilan qu'il fait de sa journée n'est pas glorieux. Faute d'échanges préalables avec les présentateurs et de temps pour développer, "je me suis fait avoir à presque tous les directs, où je n'ai pas eu la possibilité d'expliquer qui était vraiment Douguine, nous relate-t-il. C'était comme si j'étais face à une grosse machine qui voulait vraiment raconter cette histoire de cerveau de Poutine, et qu'il était très compliqué de contredire leur version."
Recontacté plusieurs fois le soir même, il dit avoir tout refusé, se demandant si les journalistes avaient vraiment lu ses tweets ou suivi ses interventions : "J'étais dépité de voir que, malgré la vraie plus-value à faire parler un journaliste sur place, il ne sert pas à grand-chose. C'est pourtant important d'avoir des correspondants, on ne peut pas tout dire depuis Paris ! Au lieu de cela, les médias ferment des bureaux, alors que les images et les propos seraient beaucoup plus intéressants."
Contactés, les journalistes de LCI, le service communication ainsi que la Société de journalistes de LCI - TF1 n'ont pas répondu favorablement à nos sollicitations.